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projet promethee

La femme romaine : légende et histoire

La femme romaine : légende et histoire

Je vous propose d’aborder deux aspects dans l’histoire de la femme romaine. Le premier thème, suggéré par les sources relatant des faits (ou des notions) datant des origines de Rome et de la Rome archaïque, concerne le silence des femmes, silence qui peut être le point de départ pour analyser la condition des femmes romaines. Le silence féminin, à savoir le silence que les hommes romains ont imposé aux femmes au moment même où ils commencèrent l’organisation citadine. L’analyse de ce thème nous permet de retracer les lignes fondamentales de la condition féminine à l’aube de la cité ; nous allons fonder notre recherche aussi sur la comparaison avec la condition des femmes appartenant aux ethne qui ont contribué à la formation de la ville de Rome : les femmes étrusques, les sabines et les femmes appartenant aux cités du Latium autres que Rome.

Après avoir analysé ce thème, le thème représenté par Tacita (Muta), la déesse du silence, nous allons constater que dans les siècles de la dernière république et au cours des années qui virent l’affirmation du pouvoir personnel d’Auguste, la condition féminine change et que les femmes (ou certaines femmes) à la suite d’une série de circonstances que nous chercherons à préciser, se voient accorder une nouvelle liberté de parole, au point d’avoir la possibilité, dans certains cas, de prononcer au tribunal des harangues et même d’écrire des poésies. Donc de Tacita à Sulpicia, poétesse dont l’œuvre nous est parvenue dans le Corpus Tibullianum et qui est la seule femme d’époque classique dont les œuvres nous soient parvenues.

Une déesse symbolique : Tacita Muta

Tacita Muta était une divinité romaine. Plus précisément, elle était une divinité des morts, une déesse infera (dei inferi « dieux d’en bas »), honorée le 21 février, dont l’histoire tragique nous est racontée par Ovide (Fastes, II 583-616). Tacita, nous dit Ovide, était une nymphe, une Naïade [nymphe des fontaines et des fleuves], fille du fleuve Almo. Et d’abord elle s’appelait Lara (ou même Lala, ou Larunda), nom à l’évidence dérivé du verbe lalei`n « parler ». Ainsi, avant d’être célébrée avec le nom de Tacita, Lara parlait, comme toutes les nymphes, mais, hélas, elle parlait trop et surtout mal à propos. Un jour, en effet, elle eut la très mauvaise idée de révéler à sa sœur Iuturna l’amour que Jupiter lui portait, et rendit inutiles toutes les tentatives de séduction entreprises par le dieu. Ainsi, Jupiter, pour la punir, dans une sorte d’atroce châtiment symbolique, lui arracha la langue. Mais les mésaventures de notre nymphe ne s’arrêtent pas là. Après l’avoir réduite au silence à tout jamais, Jupiter la confia à Mercure qui devait la conduire au royaume des morts ; et alors, pendant le voyage, Mercure eut la belle idée de lui faire violence. Tacita devint ainsi la mère de deux jumeaux, les Lares compitales, les dieux tutélaires qui protégeaient en dehors de la maison les bornes de la ville et la ville elle même (Ov., fitque grauis geminosque parit qui compita (« carrefours ») seruant et uigilant semper in Vrbe Lares). Ainsi elle fut honorée aussi en tant que mater Larum et son nom fut Acca.

Venons-en à la fête célébrée en son honneur tous les ans. Tacita était honorée en tant que déesse du silence avec un rite ainsi conçu : on posait avec trois doigts trois grains d’encens sous le seuil, dans un trou de souris ; on liait des fils magiques à un fuseau en gardant dans la bouche sept fèves ; puis on étalait sur la tête d’une mendole (maena, petit poisson de mer) une couche de poix, on la faisait rôtir, on l’aspergeait de vin et on buvait le vin resté (à remarquer que le poisson est, par excellence, l’animal muet, et qu’il était particulièrement cher à la déesse). Il s’agit d’un rite propitiatoire visant à obtenir la protection de la déesse et à fermer la bouche à la médisance.

Enfin, cette Tacita était une divinité importante. Quant à nous, elle nous apparaît comme une divinité dont l’histoire est assez significative. C’est l’histoire d’une femme irréfléchie et imprudente qui avait fait mauvais usage d’une faculté dont les Romains étaient particulièrement fiers lorsqu’elle était employée dans la manière juste : la parole. C’est la parole qui permettait aux rhéteurs de démontrer leurs thèses ; elle était parmi les instruments fondamentaux de la lutte politique ; la parole était capable d’influencer et de modifier l’opinion publique, de pousser le peuple à obéir aux hommes qui détenaient le pouvoir et à les respecter ; grâce à cette parole le peuple était convaincu de reconnaître les détenteurs du pouvoir en tant que représentants des intérêts populaires, de les suivre, de se soumettre à eux.

Mais Tacita, de manière impardonnable, avait utilisé cette parole mal à propos, elle avait parlé quand il fallait se taire, elle avait révélé ce qui devait rester secret. Or, ce n’est pas un hasard : Lara avait mal utilisé sa faculté de parole non pas à cause d’une légèreté personnelle, d’un défaut particulier de son caractère. Si cela avait été ainsi, son histoire n’aurait pas eu l’importance qu’elle a eue. Il se serait agi, tout simplement, de l’histoire d’une femme, alors que, dans l’intention de l’homme romain, les vicissitudes de Tacita sont exemplaires d’un trait commun à toutes les femmes. Lara en somme, se servit mal à propos de la parole parce qu’elle était une femme : c’était pour ainsi dire inévitable, à savoir il s’agissait d’un défaut typiquement féminin. Les Romains, tout comme les Grecs, considéraient que la parole ne faisait pas partie des compétences des femmes qui ne savaient pas en faire usage de manière intelligente ; la parole n’appartenait pas au genre féminin, c’était un instrument que les femmes ne savaient pas manier.

« La parure des femmes, femme, c’est le silence », avait écrit Sophocle (Ajax, v. 293, c’est Ajax adressé à Tecmesse), et les Romains partageaient cet avis : se taire n’était pas seulement une vertu des femmes, mais leur devoir, devoir rendu nécessaire par le fait que dans la bouche d’une femme la parole devenait tout au plus bavardage inutile, et dans la pire des hypothèses, cause d’équivoques gênantes et d’inutiles malentendus.

Tacita était donc un symbole, tout comme était un symbole, naturellement très différent, le dieu Aius Locutius ; si le nom de Tacita Muta contient deux allusions au silence, Aius Locutius évoque deux fois la parole : Aius de aio et Locutius de loquor. Il s’agissait d’un dieu qui s’était manifesté seulement une fois dans l’histoire de Rome, lorsque, en 390, une voix mystérieuse avait prévenu les Romains contre l’imminent danger constitué par les Gaulois qui s’avançaient vers la ville. Mais son avertissement n’avait pas été pris au sérieux et en effet Rome fut saccagée. Et lorsque les Gaulois finalement abandonnèrent Rome, le dictateur Camille, comme signe de repentance, avait voulu la construction d’un sanctuaire en son honneur dans le lieu où la voix avait parlé, dans le coin nord du Palatin.

Par opposition à Tacita, Aius était identifié par sa capacité d’expression, par sa caractéristique qui consistait à savoir formuler et communiquer sa pensée. Et l’histoire enseignait donc que la parole masculine pouvait et devait être prise au sérieux, c’était une parole à laquelle on devait croire et obéir.

Or, à partir de Tacita, personnage symbolique de la condition féminine au cours des premiers siècles de l’Urbs, nous allons analyser la vie des femmes romaines en cherchant des traces, des indications et des suggestions dans la période qui précède la fondation de Rome. Il s’agit donc d’une époque à la charnière entre histoire et préhistoire, et pour cause. Concernant cette époque si éloignée et si difficile à cerner, ont été avancées des hypothèses (qui sont périodiquement reproposées) aussi fascinantes que difficiles à démontrer. Je fais allusion aux théories qui de manières différentes supposent dans l’histoire de l’humanité l’existence d’un moment précédant l’affirmation du patriarcat pendant lequel les femmes auraient dominé dans la société. Plusieurs légendes de la Rome archaïque, voire des populations italiques préromaines, attesteraient un pouvoir féminin qui aurait disparu par la suite.

La question du matriarcat (Bachofen et Gimbutas)

Ces théories proposées à plusieurs reprises et même à une époque récente se fondent sur l’hypothèse que, pour comprendre la condition des femmes romaines, notamment à l’époque archaïque, il ne faudrait pas se baser sur la sévérité abstraite des règles juridiques en vigueur au cours des premiers siècles de la ville, règles qui retracent le cadre d’une à peu près totale soumission des femmes au pouvoir et au contrôle des hommes. Ce seraient plutôt les légendes qui devraient guider notre recherche, et notamment les légendes qui racontent les histoires de personnages féminins dont les rôles et les gestes se concilient mal avec l’image de la femme romaine soumise et dominée. Ces légendes nous révèleraient l’image d’une femme dont le rôle social aurait été important, qui aurait été pleine de dignité et honorée au sein de la famille et de la société. Et on a même pensé que le contraste entre des règles juridiques si dures et l’heureuse condition sociale que les légendes attesteraient s’expliquait comme un résidu (ou au moins le souvenir) d’un ancien pouvoir féminin désormais perdu. [Les plus anciennes règles juridiques sont les leges regiae et les lois contenues dans les XII Tables. Quant aux premières, il s’agit d’une série de mesures que la tradition a mises sous ce nom et attribuées aux différents rois de Rome ; on a beaucoup discuté sur la nature de ces règles, considérées aujourd’hui comme des mesures autoritaires de provenance royale (ordonnances, sentences). Les XII Tables sont un ensemble de normes éditées entre 451-450 av. J.-C. par une magistrature extraordinaire composée en partie de patriciens et en partie de plébéiens et nommée suite à une lutte de la plèbe qui voulait soustraire aux aristocrates l’exclusivité dans l’administration de la justice. La tâche de cette commission (au nombre de dix, d’où decemviri) était de mettre par écrit un corpus de lois qui devaient établir des critères sûrs et fixés par l’écriture en justice ; les lois « orales » en effet permettaient des abus de toute sorte et l’arbitre total des juges. Cette tâche fut accomplie en deux ans et ensuite la compilation fut exposée au Forum].

La première hypothèse « matriarcale » fut soutenue en 1861 par l’historien suisse Johann Jakob Bachofen dans un ouvrage fondamental au titre révélateur, Das mutterrecht, à savoir Le matriarcat, avec le sous-titre : Recherche sur la gynécocratie du monde ancien, selon sa nature religieuse et juridique. Cet ouvrage volumineux, considéré par certains spécialistes comme un livre « mystique », mi-poésie, mi-science, d’une lecture difficile et d’« un abord rêche », est en effet « truffé de contradictions, de redites, de longueurs » (Stella Georgoudi). Ce qui explique le paradoxe qui fait du Mutterrecht une œuvre beaucoup plus renommée que lue, paradoxe que l’on retrouve dans le cas de L’origines des espèces de Darwin et du Capital de Marx. On peut résumer cette théorie de manière synthétique. Tous les peuples, dans leur chemin vers la civilisation devaient traverser une série de phases qui, dans la pensée de Bachofen seraient dans l’ordre :

1) Une première période de promiscuité (« l’hétaïrisme d’Aphrodite » ; ce serait l’enfance du genre humain, le stade inférieur, le plus primitif qui marque l’apogée du « droit naturel » (ius naturale). Les relations sexuelles s’accomplissent de façon déréglée, désordonnée, exubérante, donnant lieu à une sorte de « promiscuité animale ». Les enfants ne reconnaissent aucun père, ils sont « semés au hasard » ; c’est l’ère d’une vie nomade, où les êtres humains ne sont liés que par le désir « aphroditéen ». Sur le plan culturel d’ailleurs Aphrodite domine, déesse qui, selon Bachofen, s’oppose farouchement à l’union conjugale. A ce stade les hommes, grâce à leur force physique supérieure, auraient soumis les femmes.

2) Une seconde phase peut être mise sous l’étiquette « La gynécocratie de Déméter ». La « matérialité sensualiste » de la première phase sous le signe d’Aphrodite se transforme en un « matérialisme ordonné », qui trouve son image dans deux institutions importantes placées sous le signe de Déméter : le mariage et la vie agricole. Ce stade, qualifié par Bachofen de « céréalier-conjugal », préserve le caractère matériel-maternel de la période précédente, mais donne « un nouvel élan vers une moralité plus élevée ; une loi plus haute s’étend à toutes les sphères de la vie et peut être désignée comme le droit maternel conjugal. L’agriculture devient le modèle du mariage humain et la Terre (Gaia) n’est plus une mère dans un sens universel et illimité, elle doit sa maternité au contact de celui qui peut « labourer, semer, planter, travailler la terre » (tous actes masculins d’après Bachofen). De son côté la femme ne fait qu’imiter la terre et devient mère grâce à une union exclusive avec un homme à qui elle doit rester fidèle. Le mariage étant un mystère de Déméter, c’est souvent devant cette déesse et sa fille Korè que la femme prête serment de fidélité conjugale. Malgré la présence plus active et indispensable de l’homme, et malgré l’institution de ce qu’on pourrait appeler la « monogamie démétrienne » – qui anticipe en quelque sorte les restrictions de la monogamie patriarcale – la primauté que ce stade accorde à la femme fécondée sur le mâle fécondant n’est pas mise en question. Bien au contraire : la force procréatrice mâle s’incline devant le droit plus élevé de la matière qui conçoit la vie. La femme, en tant que réplique humaine de la force céréalière, terre qui revêt un fort caractère sacré (sanctitas), acquiert une importance encore plus grande dans le contexte « magico-religieux » où se développe l’agriculture. C’est donc pendant ce stade démétrien que se développe la vraie gynécocratie, que s’exerce pleinement la domination de la Mère, aussi bien sur la famille que sur l’Etat. On est entré dans l’ère d’un matriarcat entièrement positif. C’est d’une manière très imagée que Bachofen explique ce passage de l’hétaïrisme d’Aphrodite à la gynécocratie de Déméter. Dans le premier stade le mâle, fort de sa supériorité physique, abuse sexuellement de la femme, « l’épuisant jusqu’à la mort par sa lubricité ». La femme, ressentant le besoin impérieux d’une vie réglée (cf. le cycle menstruel), d’une « civilité plus pure », se révolte contre la violation de ses droits et se fait Amazone, opposant au mâle une résistance armée. L’« amazonisme », version bachofénienne, est un état transitoire nécessaire à l’évolution de l’humanité. Cet état, malgré les « dépravations sauvages » dont il s’est rendu coupable, exprime la « révolte de la maternité qui oppose son droit supérieur aux violences sexuelles des mâles » et renferme le germe du stade démétrien. L’Amazone abandonnera sa vie belliqueuse et nomade pour retrouver sa vocation naturelle : la maternité dans le cadre du mariage et de la sédentarité. De l’« hétaïrisme » on passe au stade démétrien via l’« amazonisme ».

3) Le troisième stade est celui qui connaît l’« avènement du droit paternel ». D’après Bachofen les formes de la « prédominance maternelle » marquent les stades les plus primitifs d’un vaste développement historique qui conduit inévitablement à la transition la plus importante dans l’histoire du rapport des sexes : il s’agit de l’éviction (dépossession) du principe maternel au profit du principe paternel et cette dépossession est considérée comme un progrès majeur. En se libérant de la Mère et de ses mœurs gynécocratiques, l’homme, d’enfant qu’il était, devient adulte et se charge de la plus belle mission réservée à l’être humain. Les peuples passent le seuil de leur enfance pour entrer dans l’âge adulte, mûr et responsable. C’est l’avènement du règne du père, du « droit paternel ». L’émancipation de l’homme (expression curieuse en elle-même) ne se réalise toutefois pas d’un seul coup, mais en trois étapes (que je n’évoquerai pas, pour simplifier mon discours). Pour que cette victoire devienne solide, il faut que le principe paternel s’affranchisse de toute liaison avec la femme, que la paternité devienne purement spirituelle. La réalisation de ce projet est l’œuvre de deux puissances : l’Apollon de Delphes et, surtout, l’Etat romain en tant qu’empire masculin. Seul le système romain, solidement appuyé sur sa structure juridique et sa constitution politique, a su repousser toutes les attaques lancées par le principe maternel qui essayait de reconquérir par la voie de la religion ce qu’il avait perdu dans le domaine étatique. Cela prouve, selon Bachofen, « combien il est difficile à l’homme de tous les temps et de toutes les religions de se libérer du poids de la nature matérielle et d’atteindre le but suprême de sa destinée, à savoir l’élévation de cette existence terrestre jusqu’à la pureté de la paternité divine. » Cette troisième phase, pendant laquelle les hommes qui sont « forme » et « esprit », alors que les femmes sont « nature » et « matière », aurait affirmé les valeurs supérieures masculines et avec elles, la famille patriarcale, aurait donné les conditions nécessaires pour la naissance de l’Etat, création suprême de l’esprit humain [Nous remarquerons en passant que la théorie de Bachofen, qui pendant certaines époques était devenue une sorte de drapeau du féminisme, est tout sauf une hypothèse féministe. Ce n’est pas par hasard en effet si au 20e siècle cette théorie a été utilisée aussi par les théoriciens de la supériorité masculine qui d’ailleurs interprétaient de manière fidèle la pensée de Bachofen : il s’agit d’une vision de l’histoire comprise comme l’affirmation du principe spirituel supérieur qui appartient au mâle sur le principe inférieur qui est féminin ; de là la thèse qui trouvait la phase la plus haute de la civilisation virile dans le triomphe impérial de Rome. Dans les années 40 en Italie une anthologie d’extraits de Bachofen a été publiée pour proposer une lecture qui voulait à l’évidence célébrer les valeurs supérieures de la civilisation aryenne (indo-européenne).

Mais une théorie pour ainsi dire « matriarcale » a été reproposée aussi à une époque bien plus récente. C’est une théorie qui évoque le souvenir d’une période de l’histoire de l’humanité pendant laquelle les femmes, sans être des « matriarches » au sens technique (à savoir dépositaires uniques du pouvoir politique), auraient joui de pouvoirs ensuite disparus. C’est ce qu’a soutenu en 1989 Marija Gimbutas, dans un ouvrage monumental qui a obtenu un grand consensus même en dehors des cercles des spécialistes. (Le langage de la déesse). Après avoir analysé environ 2 000 produits manufacturés préhistoriques, Gimbutas a soutenu que, entre 7000 et 3500 av. J.-C., en Europe aurait existé une société caractérisée par une totale parité entre les deux sexes (donc, il ne s’agirait pas d’un matriarcat)). Toujours est-il que les femmes dans cette société auraient exercé un rôle dominant comme prêtresses et chefs de clans, et que la vie, non seulement humaine mais aussi celle du cosmos aurait été gouvernée par une Grande Déesse, symbole de la naissance, de la mort et du renouvellement. Gimbutas appelle cette organisation « gylania », terme forgé sur gy (début de gynè « femme ») et an (début de aner « homme »), liés par la lettre L ; quant à la Grande Déesse, elle n’est pas autre chose que la Grande Mère dont ont parlé les spécialistes de mythologie et les historiens des religions. Cette société heureuse et pacifique aurait été balayée par une civilisation différente, provenant du bassin de la Volga, que Gimbutas qualifie de Kurgan (en russe « tumulus »), parce qu’ils ensevelissaient les morts dans des tombeaux circulaires. Une civilisation nouvelle, donc, qui apprivoisait le cheval et savait construire des armes mortelles ; c’est cette culture qui aurait transformé l’ancienne civilisation européenne en une culture « androcentrique » et patrilinéaire, en modifiant à tout jamais (ou en tout cas jusqu’à nos jours) le cours de l’histoire.

On voit immédiatement que cette théorie situe le problème du rapport entre les femmes et le pouvoir à l’intérieur de la question, bien connue et bien controversée, de ce que l’on appelle la civilisation indo-européenne. Les tribus patriarcales indo-européennes des Kurgan auraient imposé leurs coutumes, leurs valeurs et leurs règles aux populations pacifiques pré indo-européennes. La difficulté est que nous ne savons de manière sûre que peu de choses concernant la civilisation indo-européenne ; encore aujourd’hui rien n’est sûr pour ce qui du lieu d’origine de ces populations et des voies suivies par leur diffusion en Europe. Certains linguistes (Vittore Pisani, par ex., ce qui est assez significatif) se montrent assez sceptiques à propos de l’existence d’une civilisation indo-européenne à imaginer sur des données purement linguistiques. D’autres savants ont en revanche cherché à reconstruire cette civilisation et à localiser les différentes institutions. Je fais naturellement allusion à George Dumézil et à sa théorie (célèbre) pour ainsi dire « tripartite ». D’après Dumézil la société indo-européenne aurait été divisée en trois classes : les prêtres, les guerriers et les producteurs. Chacune de ces trois classes aurait assuré une fonction sociale et occupé une position civique différente : notamment la fonction religieuse et le pouvoir souverain, la fonction militaire et la fonction économique. Or, si cette théorie encore aujourd’hui trouve un grand consensus, elle a aussi de farouches opposants, notamment en la personne d’Arnaldo Momigliano (une fois de plus ce n’est pas rien). La documentation de base pour une telle théorie, affirme Momigliano, est trop fragile pour pouvoir l’accepter sur un plan scientifique. De là le nœud du problème : si déjà nos sources sur la civilisation indo-européenne semblent insuffisantes, serait-il possible de reconstruire sur des bases scientifiques solides une civilisation pré indo-européenne ? D’une manière générale l’histoire écrite par Gimbutas est une histoire fascinante, qui laisse cependant l’impression que le pouvoir supposé des femmes soit en quelque mesure l’expression d’un rêve, voire d’un souhait. Le pouvoir aux femmes comme expression d’un désir d’un monde meilleur. Mais puisque l’histoire se fonde sur des documents et non sur les désirs, et puisque, en ce qui concerne la femme qui nous occupe, la femme romaine et italique, notre documentation est certainement plus abondante que celle utilisée par Gimbutas sur les populations préhistoriques, voilà que nous allons analyser ces sources, sources écrites historiques et littéraires. Les théories matriarcales (plus que féministes), si dans leurs différences, ne parlent pas d’un véritable matriarcat, évoquent souvent des pouvoirs juridiques. Il s’agirait d’une société matrilinéaire où l’appartenance à la famille, le nom et les droits héréditaires se seraient transmis par la voie féminine ; les femmes auraient eu une totale liberté de mouvement, une complète capacité juridique et un très grand respect social. Parfois ces hypothèses se complètent par l’idée selon laquelle le pouvoir politique se serait transmis per feminas. Voyons alors ce que les sources nous disent pour ce qui est de l’histoire des premières années de l’histoire de Rome.

Légende ou réalité ? Tanaquil et les femmes étrusques

  1. Tanaquil, la reine.

Le premier personnage « historique » que nous allons analyser est Tanaquil, la reine étrusque dont l’histoire, il y a presque un siècle et demi, fit l’objet d’une étude célèbre de Bachofen (1870) ; cet essai (La saga de Tanaquil), fut pendant longtemps un fondement de la théorie du matriarcat, ou pour le moins de la théorie selon laquelle les femmes auraient eu une ancienne influence (puis disparue) sur les institutions politiques. Tanaquil est malgré tout un personnage extraordinaire. Reine de Rome (elle fut l’épouse de Tarquin l’Ancien), sans être romaine. Une femme douée de facultés remarquables, qui savait interpréter les prodiges, comme tous les Etrusques (Tite-Live, I, 34 : perita, ut uolgo Etrusci, caelestium prodigiorum mulier « femme qui avait la science, répandue en Etrurie, des prodiges célestes »). Elle profita de sa science pour donner des interprétations de prodiges d’un très grand relief pour l’histoire de Rome. Voyons son histoire telle que Tite-Live nous la raconte (I, 34), à partir du jour où, avec son mari destiné à devenir roi (et qui à ce moment de l’histoire s’appelait Lucumon, nom significatif parce que Lucumo est un terme étrusque qui signifie « chef de tribu »), elle abandonna sa patrie, l’Etrurie où elle était née, pour chercher fortune à Rome. Ce n’est pas pour des raisons économiques qu’elle abandonna sa ville natale, Tanaquil menait une existence aisée et confortable chez elle ; c’était plutôt parce qu’elle était une femme avec de très hautes ambitions qui, née de famille de grande noblesse, supportait mal, après avoir épousé Lucumon, une condition sociale inférieure à celle de son origine. Son époux, en effet, qui était pourtant richissime, était le fils d’un étranger et d’un exilé, Démarate de Corinthe, c’est pourquoi, nous dit Tite-Live, les Etrusques le méprisaient. Ainsi Tanaquil avait décidé que « Rome faisait tout à fait son affaire : chez ce peuple neuf, où toute noblesse se gagnait vite et par le seul mérite, il y aurait place pour un homme brave et entreprenant » (Tite-Live, 34, 5) ; à Rome son époux pourrait faire valoir ses capacités et acquérir ce pouvoir qu’elle souhaitait désespérément. Après avoir persuadé Lucumon, lui aussi d’ailleurs avide d’honneurs, elle avait entreprit le voyage vers la cité qui lui aurait donné la gloire. Et ce fut pendant ce voyage qu’elle commence à faire preuve de ses capacités divinatoires : quand ils arrivèrent au Janicule, « un aigle, dit Tite-Live, descend légèrement et lui enlève son chapeau (pilleum, à la rigueur « piléus, sorte de bonnet phrygien en laine dont on coiffait les esclaves qu’on affranchissait », donc « bonnet d’affranchi », d’où « affranchissement, liberté ») ; puis, tout en voltigeant au-dessus du chariot avec des grands cris, et comme s’il remplissait une mission divine, il le lui replace exactement sur la tête ; après quoi il reprit son essor ». Tanaquil interprète le prodige : Lucumon allait devenir roi par la volonté divine (Tite-Live, 34, 9). Fin de la première partie de l’histoire. Et voici la seconde. Quelques années plus tard – Lucumon était entre temps devenu roi sous le nom de Tarquinius Priscus – « eut lieu au palais du roi un prodige aussi étonnant par son aspect que par ses conséquences » (Tite-Live, I, 39, 1). Pendant le sommeil d’un enfant nommé Servius Tullius et fils d’une esclave (Ocrisia), « sa tête fut, dit-on, entourée de flammes sous les yeux de plusieurs témoins » et, au réveil de l’enfant, la flamme disparut. Encore une fois Tanaquil interprète le prodige : « Vois-tu cet enfant que nous élevons dans une condition si humble ? Sache qu’un jour il sera notre rayon de lumière en des moments critiques et le soutien de notre trône ébranlé ». Prédiction une fois de plus très juste puisque l’enfant, devenu adulte, devint roi, le roi Servius Tullius. Laissons de côté un autre aspect de l’événement prodigieux lié au futur roi Servius Tullius : sa naissance de l’esclave Ocrisia et d’un génie phallique qui avait fécondé la jeune femme par son apparition dans les flammes du foyer. Cet aspect de la légende (motif du feu et de la flamme) ne concerne pas directement l’histoire de la reine Tanaquil. C’est d’ailleurs en tant que reine que Tanaquil prend d’autres initiatives, certainement inhabituelles pour une femme. A la mort de son mari, victime d’une conjuration de palais, elle encourage Servius à prendre sa place : « C’est à toi, Servius (je cite Tite-Live, 41, 3), si tu es un homme (si uir es) que revient le trône, et non aux lâches qui ont emprunté les bras d’autrui pour commettre leur forfait. Debout ! et laisse-toi guider par les dieux qui ont annoncé la gloire réservée à ton front en l’entourant jadis d’un feu céleste. Voici l’heure d’être animé de ce feu divin, voici l’heure du vrai réveil ». Pour exécuter son plan, voici qu’elle harangue le peuple : « On peut être tranquille. Le roi a été étourdi par la soudaine violence du coup : mais le fer n’a pas pénétré profondément et déjà il est revenu à lui. … En attendant, c’est à Servius Tullius qu’il faut obéir : c’est lui qui rendra la justice et remplira les autres fonctions du roi ». (41, 5). Ainsi Servius commença à exercer son autorité et lorsque la nouvelle de la mort du roi devint une certitude, « Servius, soutenu par une garde solide, fut le premier qui devint roi sans être choisi par le peuple et avec le seul consentement du sénat » (41, 6).

Laissons de côté un point, pourtant très intéressant, du récit qui présente Servius comme un « tyran » qui appuie son pouvoir sur l’aristocratie, alors que la légende tend à le présenter comme le roi « démocrate » (popularis) par excellence. Ce qui nous intéresse est de vérifier si cette légende peut nous offrir un élément en faveur d’un ancien pouvoir féminin disparu. Arnaldo Momigliano d’ailleurs a bien mis en relief que Tanaquil n’est qu’« une figure de femme sur laquelle la tradition légendaire a travaillé ». Elle est plus précisément la figure d’une reine étrusque créée par l’imagination des Romains. Cela nous empêche d’abord d’utiliser cette image pour reconstruire la condition des femmes étrusques (lesquelles de toute manière, mise à part leur compétence divinatoire, n’étaient pas des « matriarches » même pas dans la fantaisie des Romains, comme le récit de Tite-Live le montre). Surtout, cette histoire ne peut pas être utilisée pour soutenir l’hypothèse de la transmission en ligne féminine du pouvoir royal romain.

  1. Conclusions : le système onomastique étrusque

L’histoire de Tanaquil nous permet de dire que les femmes étrusques, si elles appartenaient aux classes élevées, recevaient une certaine éducation (pour le moins, elles savaient lire comme on peut le déduire des inscriptions qu’on trouve sur certains miroirs conservés dans les tombes des femmes) et participaient aux banquets avec les hommes (comme eux, elles restaient allongées et non assises, comme les Romaines ; ces dernières d’ailleurs participaient seulement à la première partie du banquet, les primae mensae, pendant lesquelles on ne buvait pas de vin, on y reviendra). Nous ne pouvons pas parler de pouvoir féminin ; jusque-là nous voyons une société dans laquelle les femmes avaient une certaine liberté de mouvement et un certain prestige. Rien de plus. On a souvent fait valoir la considération selon laquelle les Etrusques avaient l’habitude de désigner les personnes à travers le matronyme ; par là on a soutenu que dans la société étrusque le matriarcat s’exprimait à travers un régime juridique ou social en vertu duquel la mère transmet son nom aux enfants, la seule filiation légale étant la filiation maternelle. Mais l’usage du matronyme ne suffit pas à prouver la descendance exclusive per feminas. Filiation féminine signifie que seule la descendance par les femmes est prise en considération, tout comme la descendance patrilinéaire l’est uniquement par les mâles. L’onomastique peut révéler des situations sociales : si dans une société les individus sont désignés par leur propre nom et par celui de la mère, sans faire référence à celui du père, cette société est « matrilinéaire » (la nôtre est patrilinéaire). Mais ce n’était pas le cas des Etrusques chez lesquels le nom de la mère (qui par ailleurs n’est pas toujours présent) était suivi de celui du père. De plus, au cours des 6e et 5e siècles le nom de famille se forme le plus souvent à partir des noms masculins et les rarissimes inscriptions dans lesquelles nous trouvons un nom suivi du génitif d’un nom féminin l’explication est très simple. Par exemple : Vel Numnal signifie « Vel, esclave de Numni ». Cela signifie tout au plus que les femmes étrusques possédaient des esclaves, ce qui ne constitue pas un signe de prééminence sociale. Les femmes romaines aussi, depuis une époque très ancienne, possédaient des esclaves et, au moins avant les transformations sociales attestées à la fin de la république, ce fait ne leur conféra pas le moindre pouvoir.

Dernière considération. On a observé que Lucumon, fils d’un Corinthien et d’une femme étrusque, avait pu épouser Tanaquil parce qu’il avait acquis la citoyenneté par la voie maternelle ; mais on a aussi considéré que l’histoire de Lucumon peut montrer que pour épouser une femme étrusque il n’était pas nécessaire d’être citoyen. Les Etrusques accordaient très facilement le conubium, (à savoir « le droit de contracter un mariage reconnu par le droit, la capacité de contracter un mariage conforme au droit »), comme le montre aussi l’histoire de Démarate, père de Lucumon, lui aussi étranger et de surcroît exilé, à qui on accorda cependant d’épouser une femme née dans la ville. Mais il y a une autre considération qui nous permet de trancher. Nous avons vu que, après son mariage, Lucumon émigra à Rome pour une des raisons que sa femme, issue d’une famille de très grande noblesse (summo loco nata) n’acceptait pas de voir son status social diminué à cause de son mariage : c’est précisément une situation qui ne peut se vérifier que dans une société patrilinéaire et patrilocale.

  1. Spurinna, un homme trop beau

Mais les partisans de la théorie « matrilinéaire » ont d’autres flèches à leurs arcs. Voici une autre histoire qui est assez singulière et qui est racontée par Valère-Maxime dans le livre 4 de ses Factorum ac dictorum memorabilia [Avec cet auteur, nous sommes aux confins de l’histoire et de la rhétorique ; il vit au début du 1er siècle ap. J.-C., ami d’Ovide et de Germanicus, il s’est placé sous la protection de Sextus Pompeius qu’il accompagna en Asie lorsque Sex. Pompeius devint proconsul de cette province. Dédiée à Tibère, l’œuvre de Valère Maxime (neuf livres) ne constitue nullement un récit historique, mais une collection d’exempla classés sous 95 rubriques, une, plus importante, pour les exemples tirés de l’histoire romaine, et l’autre pour ceux qui proviennent des nations étrangères (externa, d’où l’emploi du sigle ext. dans les références, et c’est notre cas, IV, 5, ext. 1). S’il n’est pas historien à proprement parler, il utilise bien évidemment des matériaux de nature historique et ses sources vont de Cicéron à Tite-Live, de Varron à Cornélius Nepos ou au mythographe Hygin. Son véritable but est de fournir, sous forme de petits récits commodes et déjà stylisés, un arsenal d’histoire édifiantes, destinées à l’usage des maîtres et des élèves des écoles de rhétorique].

C’est donc l’histoire de Spurinna, jeune étrusque d’une beauté extraordinaire (excellentis pulchritudinis dit V. Maxime). Il était trop beau, continue notre auteur, pour ne pas attirer les regards et les désirs d’un grand nombre de feminae inlustres, de femmes de la haute noblesse, et, par conséquent, pour ne pas s’attirer l’antipathie et la jalousie des pères et des époux de ces dernières. Mais Spurinna était aussi beau que chaste. Pour ne pas induire en tentation tant de femmes et pour ne pas susciter les soupçons et la jalousie de tant d’hommes, le voici accomplir un geste héroïque : si sa beauté était la cause de tant de maux, il fallait la détruire. Ainsi, exemple lumineux de uerecundia (« retenue, réserve, pudeur), Spurinna se balafra son visage si beau. C’est en effet une histoire assez étrange, pour le moins aux yeux d’un Romain : d’une part, nous voyons ces matrones audacieuses, ces femmes sans aucune pudeur et effrontées au point de pousser au désespoir le malheureux Spurinna ; de l’autre part ce Spurinna pudique, si soucieux de ne pas provoquer de convoitises féminines, finissait par apparaître comme un exemple de cette uerecundia qui, pour un Romain en tout cas, aurait dû être la vertu des femmes par excellence. Mais, d’après ce que l’histoire de Spurinna laisse comprendre, ce n’était pas le cas des femmes étrusques. Ces matrones étrusques semblent plutôt avoir le rôle d’exemple a contrario par rapport à ce que doit être la matrone romaine ; elles ne représentent donc pas le souvenir d’un ancien pouvoir des femmes en Etrurie, mais elles servent, chez le moraliste Valère-Maxime, à mettre en lumière les vertus des Romaines. Nous pouvons probablement conclure qu’effectivement les femmes étrusques avaient une liberté d’initiative qui n’était pas permise aux Romaines, mais la constatation de leur audace n’autorise pas, bien évidemment, à supposer l’existence chez les Etrusques d’un système matrilinéaire.

On a parfois cité, toujours en faveur de la théorie matrilinéaire, le contenu d’une berceuse que le poète satirique Perse rappelle à propos des enfants étrusques. Ils se seraient endormis en écoutant ces mots :

« Qu’un roi et une reine le souhaitent comme gendre, que les filles se le disputent, qu’une rose pousse là où il pose son pied ». (hunc optent generum rex et regina, puellae / hunc rapiant ; quidquid calcauerit hic rosa fiat, Pers. Sat. II, 37 ss.).

Voilà donc qu’aux enfants étrusques (aux garçons) on souhaitait d’épouser la fille du roi, mais cela ne signifie pas qu’à travers ce mariage ils seraient devenus rois. Tout simplement, par cette petite chanson on souhaitait à l’enfant un heureux avenir, ce qui est normal chez les mamans. Et si pour accroître son bonheur on lui souhaitait aussi de devenir l’objet de la rivalité des femmes, tout ce que nous pouvons en déduire, c’est encore une fois que, tout au plus, les femmes étrusques étaient plus entreprenantes que les femmes romaines.

Pour conclure : les femmes étrusques vivaient dans une culture sociale et juridique différente de celle de Rome ; cette culture leur garantissait une dignité remarquable, leur permettait aussi plus de liberté dans leurs mouvements et l’exercice d’une série de droits (par ailleurs difficile à préciser en l’état actuel de nos connaissances). Aucune trace, pourtant, de pouvoirs féminins et de matrilinéarité.

Lauinia, la jeune fille d’Ardée et les femmes latines

  1. L’histoire de Lavinia.

Ce que nous avons vu à propos des femmes étrusques ne nous permet donc pas de prouver que la succession au trône avait lieu per feminas, à savoir par la ligne féminine. C’est cependant ce que certains ont soutenu à propos des villes du Latium (donc on parle maintenant des femmes latines) se fondant sur l’histoire de Lavinia. En d’autres termes, il s’agit de la légende des origines troyennes de Rome.

Enée, d’après cette légende (qui est celle reprise par Virgile dans l’Enéide), avait fondé une ville au Latium, Lavinium, et par conséquent il en était devenu le roi, après avoir épousé Lavinia, fille du roi Latinus. Aux origines du statut royal d’Enée il y aurait le mariage avec la fille du roi.

Mais voyons l’histoire dans les grandes lignes. Lavinia avait été promise à Turnus, roi des Rutules, grand ennemi d’Enée et cousin germain de Lavinia du côté maternel (la reine Amata, mère de Lavinia, était la sœur de Venilia, à son tour mère de Turnus). Et cette reine Amata avait soutenu de toutes ces forces le mariage de son neveu avec sa fille, et avait revendiqué avec passion son ius maternum (« droit maternel ») face à la volonté (changée) de son époux qui était favorable aux noces de Lavinia avec Enée (d’où la guerre entre les Troyens rescapés en Italie et les Latins guidés par Turnus). [Aen. VII, 400-403]. C’est dans ces vers qu’Amata manifeste son désespoir et revendique son droit de décider sur le sort de sa fille. Mais ce fut inutile, la volonté de Latinus l’emporta et Amata, devenu folle de douleur se suicida par la pendaison (type de mort volontaire marquée d’infamie dans le monde antique). C’est à ce moment que ceux qui soutiennent la réalité historique des antiques pouvoirs féminins trouvent des arguments. « La saga d’Amata » dans le poème virgilien représente, en terme mythiques, la défaite du droit maternel et le passage du matriarcat au patriarcat. Cette hypothèse ne tient pas surtout si nous considérons la valeur (affective d’une certaine manière) qu’avait la tante maternelle dans le cadre de la famille romaine. Le vocabulaire va nous aider. En latin amita signifie « sœur du père, tante du côté paternel », alors matertera indique la tante maternelle, la sœur de la mère. Cette tante constitue une figure affective d’un grand poids déjà dans les populations primitives modernes et l’étymologie nous en donne la raison : les grammairiens nous disent que matertera est quasi mater altera, « presque une seconde maman », bonne, souriante, qui rassemble à la vraie maman. Le poids que la matertera a eu dans la société romaine est témoigné aussi par le mythe ; en effet la première matertera de la tradition romaine est la reine Amata. Si Amata se pend au moment où elle comprend non seulement que Turnus n’épousera pas Lavinia, mais aussi que le malheureux roi des Rutules est destiné à la mort, c’est parce que c’est comme si son propre fils allait mourir [il faudrait lire plusieurs passages de l’Enéide où nous trouvons le terme de mater évoquant le rapport entre Amata et Turnus. Ce lien, d’après la représentation offerte par Virgile, était si fort, notamment du côté de la matetera, que certains critiques ont supposé de manière tout à fait invraisemblable, qu’Amata était amoureuse sans le savoir de Turnus). L’histoire d’Amata d’après Virgile est en premier lieu une histoire affective et nous devons être très prudents avant de lire dans cette légende des réalités historiques cachées par le mythe.

Ce discours vaut également pour une autre possible interprétation qu’on a proposée pour l’histoire d’Amata. On a vu dans ce personnage le symbole d’une époque historique au cours de laquelle le pouvoir pouvait s’acquérir par mariage, autrement dit la succession au trône se réalisait à travers le mariage avec la fille du roi, avec la princesse. Or, il se trouve qu’un grand nombre de récits venant du folklore attestent ce type de succession (une structure récurrente des contes de fées prévoit un personnage protagoniste qui parvient au trône grâce au mariage avec la princesse qui devient d’une certaine manière la « récompense » ou le « prix » des exploits du jeune homme, cf. la Turandot de Puccini). Toujours est-il que, en partant de ces récits mythiques, il est très difficile de pouvoir parvenir à des règle institutionnelles effectivement en vigueur à l’époque historique. D’ailleurs, le folklore atteste aussi de la « prise de pouvoir » par l’intermédiaire du mariage avec la veuve du roi (cas assez proche du nôtre, cf. Œdipe roi de Sophocle).

A ce propos, changeons de scénario et prenons le cas de Pénélope dans l’Odyssée, exemple tout à fait pertinent.

Le monde d’Ithaque (d’après Homère) est un monde dont les règles politiques sont remarquablement « fluides » (floues) ; le pouvoir royal, semble-t-il, n’est pas héréditaire et à la mort du roi la succession sera assurée par le plus puissant des notables du lieu (souvent le fils du roi, mais non nécessairement, cf. M. Finley, The world of Odysseus, New York, 1977). Cependant, dans la situation de Pénélope, supposée veuve, 108 prétendants cherchent à se marier avec elle. Et pourquoi ? C’est que ces prétendants (au trône d’Ulysse présumé mort plus qu’à la main de Pénélope) considèrent qu’un lien avec l’épouse du roi précédent (et disparu) peut être utile pour acquérir du consensus et pour transférer sur le nouveau roi toute l’autorité dont jouissait le vieux monarque.

Revenons maintenant à l’histoire d’Enée, de Lavinia et des parents royaux de cette dernière. Si pour ce qui concerne Amata nous venons de voir qu’elle entretient avec Turnus une relation affective comparable plus à celle d’une mater vs. son fils qu’à celle d’une tante vs. son neveu, Latinus, de son côté est un roi sans descendance masculine. Le mariage de sa fille devient vital et montre, plus qu’une règle institutionnelle, une stratégie matrimoniale mise en place pour éviter la fin de la dynastie. Comme le dit Yan Thomas (qui a écrit un très beau chapitre dans l’Histoire des femmes en Occident, sur la situation juridique de la femme romaine), « il faut se garder d’interpréter ces données en terme de filiation matrilinéaire ; l’enjeu ici n’est pas la filiation, mais la continuation du pouvoir qui ne se transmet que d’homme à homme, en ligne directe ». La succession du gendre, par ailleurs bien attestée dans les récits mythiques et folkloriques, n’a pas un caractère systématique et semble plutôt correspondre à la nécessité de perpétuer une dynastie royale qui risque la disparition.

b) La jeune fille d’Ardée.

En racontant les faits qui ont eu lieu entre 444 et 443, Tite Live (IV, 39) nous parle d’une jeune fille d’Ardée, plébéienne d’origine, d’une beauté qui l’avait rendue célèbre et objet de rivalité entre deux jeunes gens, un patricien et un plébéien. Voici les faits : le soupirant plébéien avait l’appui des tuteurs de la jeune fille, eux aussi appartenant à la même classe, tandis que le jeune homme patricien « avait les préférences de la mère, qui voulait pour sa fille le mariage le plus brillant possible » (Tite-Live). Ne pouvant pas résoudre de manière pacifique la question, dit Tite-Live ventum est in ius (« Le cas ne put se régler entre quatre murs et vint en justice »). Les magistrats, après avoir entendu les tuteurs et la mère de la jeune fille, « autorisent le mariage au gré de la mère » (secundum parentis arbitrium dant ius nuptiarum). Mais la violence prévalut (Vis potentoir fuit). Les tuteurs enlevèrent la jeune fille, et la noblesse répondit à la violence par la violence. Le choc fut inévitable (fit proelium atrox « un affreux combat s’engage »). La plèbe se retire sur une colline, et « porte le fer et le feu sur les terres de la noblesse », menaçant même de faire le siège de la ville. Les patriciens demandent alors l’aide des Romains, tandis que la plèbe s’adresse aux Volsques. Conclusion de l’histoire, les Romains remportent la victoire, tuent les provocateurs de la rébellion, confisquent leurs biens et les donnent à la ville d’Ardée. Tite-Live commente : (chap. 10) « Les habitants d’Ardée considéraient que l’injuste sentence (iniuriam) avait été compensée par ce bienfait accordé par le peuple romain ». Pas un mot sur la jeune fille et sur son sort …

Comment interpréter cette histoire ? Depuis longtemps elle est l’objet de lectures divergentes. On a d’une part essayé de trouver des analogies avec les histoires archi célèbres (sur lesquelles nous reviendront) de Virginie et de Lucrèce et de là on a cru à la dérivation de la tradition légendaire romaine d’un modèle dont l’origine se situe à Ardée ; d’autres, plus justement, ont nié l’analogie entre ces récits : le récit d’Ardée concerne une rivalité entre amoureux, alors que les contes romains racontent le sacrifice des deux femmes qui sauvent leur honneur par la mort.

Au cours des années 60, deux historiens se sont occupé du chapitre de Tite Live en parvenant à des conclusions opposées. Robert Ogilvie a considéré que la question avait été résolue sur le fondement du droit romain étant donné que ce droit « était universel depuis les temps les plus anciens », alors que Edoardo Volterra a insisté sur la différence qui existe entre le droit romain (que nous connaissons assez bien) et le droit qui semble régler le cas de la jeune fille d’Ardée. Or, un argument important peut être invoqué en faveur de cette seconde explication. Dans cette histoire un élément est étrange et presque incompréhensible dans le cadre du droit romain : il s’agit du relief attribué à l’avis de la mère qui, en droit romain, n’avait aucune importance. Après tout, cette considération peut valoir aussi si nous l’appliquons au système juridique latin. Il est vrai que les magistrats demandent et écoutent la volonté de la mère – ce que les magistrats romains n’auraient même pas imaginé de faire – ; mais il est vrai aussi que Tite-Live emploie deux fois le terme de iniuria, d’abord lorsqu’il parle de la rébellion des plébéiens (« les tuteurs s’élèvent contre cette injustice »), puis (chap. 10), quand il parle de la punition des coupables de la part du peuple romain. Nous pouvons supposer que le terme à plusieurs reprises utilisé par Tite-Live évoque l’injustice consistant dans le fait que les règles n’avaient pas été appliquées correctement ; en d’autres termes, l’iniuria est à rechercher dans le fait que les magistrats ont attribué à l’avis de la mère une valeur qui n’était pas juridique, une valeur qui n’était pas prévue dans le code juridique ; cet abus se justifiait tout simplement par des raisons sociales, à savoir les préférences de la mère pour la noblesse. De plus, quelle était la fonction des tuteurs ? Quel est le sens de leur présence si l’acte le plus important dans la vie de la jeune fille « sous tutelle », le mariage, pouvait échapper à leur contrôle ? Finalement l’histoire de la jeune fille d’Ardée semble évoquer plus un conflit de classes qu’un système juridique où les femmes jouissaient de droits et de pouvoirs différents de ceux qu’on reconnaissait aux femmes romaines.

Les femmes romaines à l’époque archaïque

  1. Le modèle

a) Le silence d’Angerona.

Au cours des premiers siècles de la cité, l’éducation féminine se concentrait sur l’enseignement d’activités comme le lanificium (« travail de la laine ») et des vertus qui étaient l’ornement naturel d’une femme s’adonnant à cette activité : chasteté, modestie, retenue, piété. Les adjectifs lanifica (« qui travaille la laine »), casta (« chaste »), frugi (« sobre, frugal »), domiseda (propr. « celle qui garde la maison ») reviennent sans cesse dans des épigraphes qui remontent par ailleurs à une époque pendant laquelle désormais ces vertus étaient dans la plupart des cas un ancien souvenir, tout en étant toujours célébrées. Il s’agissait des vraies vertus d’une femme.

Sur une épigraphe gravée sur la tombe d’une femme ayant vécu au 2e s. av. J.-C., à l’époque des Gracques, la défunte, comme il arrive souvent dans ce type de documents épigraphiques, parle d’elle-même à la première personne et s’adresse aux passants en ces termes :

« Etranger, j’ai peu de choses à te dire. Ici se trouve la tombe non jolie d’une femme qui fut jolie. Ses parents l’appelèrent Claudia. Elle aima de tout son cœur son époux. Elle enfanta de deux enfants : l’un, elle le laisse sur la terre, l’autre elle l’a enseveli. Affable dans ces propos, honnête dans sa démarche, elle garda la maison, fila la laine. Je n’ai rien d’autre à dire. Va ». Bien évidemment, ces paroles furent dictées au lapicide par son époux.

Ces vertus, bien évidemment, s’accompagnaient de devoirs, parmi lesquels restait encore au premier plan le silence. En effet, à côté de Tacita, la déesse dont la triste histoire nous a permis de commencer ce discours, nous trouvons à Rome d’autres divinités qui rappellent ce devoir des femmes. Nous devons bien comprendre qu’il s’agit d’un devoir, et non d’une vertu. C’est ce que montre la présence dans le panthéon romain d’autres divinités féminines physiquement contraintes au silence.

Angerona, pour commencer, déesse tutélaire de Rome, vénérée le 21 décembre (Diualia ou Angeronalia). Macrobe, haut fonctionnaire romain du début du 5e siècle ap. J.-C., auteur de sept livres de Saturnales, nous raconte que dans le petit temple de Volupia (Volupia était une déesse préromaine, accueillie dans la cité), on trouve une statue très étrange d’Angerona, qui la représente ore obligato atque signato, à savoir « bâillonnée » : Angerona est la déesse « à la bouche close ». Pourquoi elle se tait ? Ou plutôt, pourquoi elle doit se taire ? Déjà l’Antiquité a offert plusieurs explications. Macrobe, à travers son personnage Masurius Sabinus, explique qu’elle se tait pour rappeler à tous que « celui qui dissimule ses souffrances et ses soucis parvient, grâce à cet exercice d’endurance, à la plus grande des voluptés » (qui suos dolores anxietatesque dissimulant, perueniant patientiae beneficio ad maximam voluptatem).

Pline l’Ancien, le Naturaliste (23 - 70 apr. J.-C., auteur d’une Histoire Naturelle en trente-sept livres, qui mourut dans l’éruption du Vésuve de 79, victime de sa curiosité scientifique), estime en revanche que le silence de la déesse est lié au devoir de ne pas révéler un nom secret de Rome (Macrobe aussi fait allusion à cette explication), et rapporte que d’après les Anciens Angerona invite à garder ce secret portant un doigt vers la bouche (digito ad os admoto silentium denuntiat). Enfin, la littérature moderne interprète le silence d’Angerona comme le silence des morts.

Toujours est-il que, quoi qu’on dise sur l’explication originaire, le silence d’Angerona, tout comme celui de Tacita, peut être vu comme un symbole, un autre symbole du devoir des femmes qui doivent respecter le silence, qui doivent être discrètes et obéissantes. Qu’elles conservent leur retenue, enfin, selon les règles d’une société qui, dans la substance, veut que ses femmes soient des « auditrices » et non des « interlocutrices » des hommes. C’est bien ce que le système onomastique romain peut confirmer dans certaines caractéristiques.

  1. Femmes sans nom

Tout comme le nom secret de Rome, le nom individuel des femmes était secret ; à supposer que les femmes romaines aient eu un nom individuel (sur ce point, on le verra, les opinions divergent), ce nom d’ordinaire n’était pas prononcé. On a avancé l’hypothèse selon laquelle cet interdit serait lié à la croyance que le nom était une partie de la personne, tout comme une partie du corps. Nommer une femme, donc, serait l’équivalent d’avoir avec elle un (inadmissible) contact physique.

Mais voyons le problème d’un peu plus près. L’onomastique romaine, complexe et codifiée, est autant un marqueur social qu’une façon de désigner un individu ; cette onomastique vaut pour les citoyens romains. Elle s’est développée à partir d’un nom unique, auquel s’ajouta un second nom, de forme adjective, et tiré le plus souvent du patronyme. Ces deux éléments deviendront respectivement le prénom (praenomen) et le gentilice (nomen ou gentilicium = nom de la gens, à savoir la famille pouvant comprendre plusieurs branches). La nomenclature citoyenne aboutie est dite des tria nomina (« trois noms »), parce qu’elle fut complétée, à partir du 3e -2e siècles av. J.-C. par un surnom (cognomen), apparu d’abord dans les classes supérieures. Ce surnom, qui décrivait une particularité physique, morale ou autre, propre à l’individu, était au départ personnel. Par ex. Scipion l’Africain s’appelait P. (Publius, prénom) Cornelius (gentilice) Scipio (surnom familial), ou encore Jules César se nommait C. (Caius, prénom), Iulius (gentilice, nom), Caesar (surnom), comme son père et son grand-père. Les femmes semblent avoir été exclues du système des tria nomina, puisque d’ordinaire elles étaient indiquées par le nom de la gens au féminin, par ex. Tullia. Et si dans la famille il y avait plus d’une femme, elles étaient distinguées par l’appellation Maior ou Minor, ou encore Prima, Secunda, Tertia etc. Ou encore par des diminutifs, par ex. Livilla de Livia ou Iulilla de Iulia. Pourquoi et à quelle époque s’était formée cette règle ? Les opinions sont nombreuses et différentes. D’après certains à l’époque archaïque le prénom féminin (à savoir le nom unique individuel) n’existait pas. D’autres supposent qu’il existait mais qu’à un certain moment il a disparu. D’autres encore pensent que le prénom féminin a toujours existé mais qu’il n’était pas utilisé. Or, la question est fort complexe et le prénom féminin a donné du fil à retordre aux historiens. Mais si nous interrogeons les sources on peut arriver à quelques conclusions. On a analysé les inscriptions trouvées sur les tombes de la cité de Praeneste, ville du Latium (aujourd’hui Palestrina), et les cippi praenestini (cippes, colonnes funéraires) qui nous renseignent au sujet de l’onomastique des hommes et des femmes aussi. On trouve des femmes indiquées par un seul nom : Anicia, Aulia, Plautia, Roscia, un nom unique qui est le plus souvent le gentilice au féminin, dont l’exemple le plus ancien est Vetusia, gravé sur une coupe en argent trouvée à Préneste dans la tombe Barberini (vers 670 av. J.-C.).

Un autre système comporte le gentilice au féminin accompagné du patronyme, à savoir le prénom du père au génitif (Claudia Gaii filia « Claudia, fille de Gaius »). Parfois le gentilice était complété par le nom du mari (au génitif), voir par les deux génitifs, indiquant le nom du père et celui du mari. Et pour finir, à côté de ces femmes dont l’identification était liée au nom du père et du mari, nous trouvons aussi des femmes qui étaient indiquées par un prénom. Conclusion : si la plupart des femmes étaient nommées de leur vivant et sur les inscriptions funéraires à travers le système d’onomastique familiale, certaines femmes avaient un nom individuel. La considération qui vient immédiatement à l’esprit est la suivante : ce nom semble indiquer que la personne était de modeste condition sociale, qu’elle travaillait (ce qui n’était pas le propre d’une matrone) et que la profession exercée ne conférait certainement pas une certaine respectabilité sociale. Quelle pouvait être la profession d’une femme indiquée comme Burrosa (burrus « rouge [après avoir bu et mangé] »), ou encore Rubia « la Rousse » ? Pour répondre il suffit de savoir que le rouge était la couleur dont on teignait les chevelures des prostituées et s’il ne s’agissait pas toujours de prostituées de profession, les femmes désignées par un prénom individuel semblent avoir été considérées comme des femmes légères, ou en tout cas peu qualifiées du point de vue social. On finit par se former l’idée que les prénoms individuels féminins indiquaient des femmes « faciles », des femmes sur lesquelles on pouvait se permettre de plaisanter en les nommant, alors que le prénom des femmes « respectables », à supposer qu’il ait existé, n’était pas prononcé en dehors du foyer familial. Est-ce que, à l’origine, il y avait un tabou onomastique, une sorte de pudeur sociale qui liait le nom de la femme à son corps ? Difficile de le démontrer ; toujours est-il que, de même qu’à Athènes à l’époque de Périclès, était grande « la gloire de la femme dont la vertu n’était pas un sujet de conversation chez les hommes, ni pour en faire l’éloge, ni pour la blâmer » (Thucydide), de même chez les Romains, la gloire des femmes exigeait le silence sur leur nom. Ce n’est pas le hasard si pour faire l’éloge de la Bona Dea (déesse romaine vénérée seulement par les femmes, qui s’appelait peut-être Fauna, étant la fille ou l’épouse de Faunus), on a dit (Varron) qu’« aucun homme jamais n’entendit son nom, tant qu’elle vécut ». Moses Finley (The Silent Women of Rome, article publié en 1968) a écrit que les Romains, ne désignant pas les femmes par leur prénom, voulaient envoyer un message : la femme n’était pas et ne devait pas être un individu à part entière, mais seulement une fraction anonyme et passive d’un groupe familial : sa fonction étant d’être épouse d’un homme (qu’elle n’avait pas choisi) et la mère d’enfants sur lesquels elle n’aurait aucun pouvoir, il n’y avait aucune raison de l’identifier comme être humain spécifique et unique.

2. Les histoires exemplaires

Pour montrer leur idéal féminin et, par là, pour encourager les femmes à reproduire cet idéal dans leur conduite, les Romains proposaient volontiers des exemples, vrais ou légendaires, de personnages féminins dont la vertu irréprochable suscitait l’admiration de tous. Il s’agissait d’une véritable propagande, très habile, qui mettait au centre de l’histoire nationale ces exemples entourés d’un respect total. Assez souvent en effet la propagande nationale et politique faisait tourner autour de ces personnages les événements fondamentaux de l’histoire de la patrie. Comme le montre, pour commencer, l’histoire très célèbre de Lucrèce.

a) Lucrèce, l’épouse

Pendant le siège d’Ardée qui engageait les Romains et les obligeait à une guerre de position, les jeunes fils du roi « se réunissaient quelquefois pour tuer le temps en festins et en parties de plaisir » (Tite-Live, I, 57, 5), dans la tente de Sextus Tarquinius, un des enfants de Tarquin le Superbe. Et un soir, « la conversation tomba sur leurs femmes, et chacun vantait la sienne d’une manière extraordinaire » (§ 6). Il s’agit de la vertu de chaque épouse et cette conversation devint très vite une discussion animée, chaque convive affirmant que sa propre épouse méritait plus d’éloges que les autres. Comment établir qui avait raison ? Le jeune Collatin, fils d’Egérius (donc petit-neveu de Tarquin l’Ancien), fait une proposition : « Jeunes et vigoureux comme nous le sommes, pourquoi ne pas monter à cheval et ne pas aller contrôler la conduite de nos femmes ? Que chacun n’en croie que ce qu’il aura constaté de ses yeux à l’arrivée inopinée du mari » (§ 7). C’est ainsi qu’il voulait « s’assurer qu’aucune autre ne vaut sa chère Lucrèce ». « Bride abattue, ils volent à Rome », où le groupe de jeunes hommes surprend les belles-filles du roi (idest femmes étrusques) « avec leurs amies devant un festin somptueux, en train de tuer le temps » (§ 9, ces jeunes femmes se comportent exactement comme les hommes leurs maris, Tite-Live emploie le même vocabulaire, tempus terere) ; puis, arrivés à Collatie (ville de Collatin), tous purent admirer la conduite de Lucrèce qui « bien avant dans la nuit travaillait la laine, veillant avec ses servantes et assise au milieu de sa maison » (§ 9, « assise », ce détail semble être donné par opposition à l’attitude des belles filles du roi, que Tite-Live doit se représenter couchées sur des lits de table, selon l’habitude étrusque – les monuments figurés en témoignent –, tandis que pendant longtemps encore les femmes romaines prirent leurs repas assises). La comparaison tourna à la gloire de Lucrèce et Collatin gagna son défi. Mais le sort de Lucrèce était désormais fixé … Car Sextus Tarquin « est saisi par le désir coupable d’abuser honteusement de Lucrèce, séduit par sa beauté jointe à une vertu exemplaire » (§ 10 On remarque que ce n’est pas seulement la beauté qui l’attire, mais la vertu de sa proie, c’est une sorte de défi, un pari, thème aussi littéraire « avoir raison de la vertu d’une femme »).

Quelques jours après, à l’insu de Collatin, S. Tarquin se rend à nouveau à Collatie, s’introduit dans la chambre de Lucrèce, lui fait sa déclaration, « se montre pressant, suppliant, menaçant tour à tour, retourne en tous sens ce cœur de femme (58, § 3). Rien, devant la résistance inébranlable de Lucrèce qui ne craint même pas la mort, il recourt à une arme dont l’effet est certain, la menace du déshonneur : « A côté de son cadavre, il placera celui d’un esclave égorgé et nu, et on dira qu’elle a été tuée dans un adultère ignoble » (§ 4). Ce n’est donc pas la crainte de la mort qui oblige Lucrèce à céder, mais la menace du déshonneur.

Suite de l’histoire, après le viol. Elle envoie un message à son père et à son mari, ils accourent, Lucretius, le père accompagné de Publius Valerius, et Collatin, le mari, accompagné de Lucius Iunius Brutus. Ils la trouve assise dans sa chambre et accablée. Encore une fois elle est consciente qu’une femme doit respecter les apparences et reçoit ses hommes assise et discrète. Mais dès qu’elle les voit, elle fond en larmes : « Les traces d’un autre homme, Collatin, sont marquées dans ton lit. D’ailleurs mon corps seul est souillé ; mon cœur est pur : ma mort te le prouvera. Mais donnez-moi la main comme gage que vous n’épargnerez pas le coupable. C’est Sextus Tarquin, un hôte agissant en ennemi, qui cette nuit, l’épée à la main, est venu ici voler du plaisir pour mon malheur, mais aussi pour le sien, si vous êtes des hommes (si uos uiri estis) (§ 8). Ils promettent, ils tâchent d’apaiser sa douleur et de la dissuader du suicide : « C’est l’âme qui est criminelle, non le corps », lui disent ils. Mais elle est obstinée : « Quant à moi, si m’absous de la faute, je ne m’affranchis pas du châtiment. Pas une femme ne se réclamera de Lucrèce pour survivre à son déshonneur » (C’est la devise de la matrone : nec ulla deinde impudica Lucretiae exemplo uiuet). (Lire la fin du chapitre).

Ainsi Lucrèce mit fin à ses jours et dans le même temps à la domination despotique des rois étrusques. Ne supportant pas l’offense faite à une femme qui représentait toutes les épouses romaines, le peuple trouva finalement la force de se rebeller et se libérer du joug des rois étrusques. La mort de Lucrèce permit la naissance de la république, et avec elle de la libertas.

b) Horatia, la sœur

Le combat des Horaces et des Curiaces (Tite-Live, I, chap. 24-25) est un célèbre morceau de bravoure. Sous le règne de Tullus Hostilius eut lieu la guerre entre Rome et Albe, guerre qui fut conclue, pour éviter de « faire couler des flots de sang », par un duel « judiciaire », à savoir décidé à l’avance entre les chefs de deux armées. Or, nous raconte Tite-Live (XXIV, 1) « le hasard voulut qu’il y eût alors dans chacune des deux armées trois frères jumeaux, entre lesquels il n’y avait pas une grande différence d’âge ni de force ». C’étaient les Horaces (les Romains) et les Curiaces (les Albains), les champions des deux villes rivales. Mais Horatia, sœur des trois jumeaux romains, était fiancée avec un des frères Curiaces.

Dans un premier moment le duel sembla donner la victoire aux Curiaces ; les trois Albains étaient blessés, certes, mais deux Romains « s’abattaient mourants l’un sur l’autre ». Le récit de Tite-Live est ensuite très « dramatique » : le Romain encore vivant dans un exploit héroïque tue d’abord deux Curiaces, puis il attaque le troisième blessé : (Tite-Live, 25, 11) « L’un [idest le dernier Horatius], exempt de toute atteinte et deux fois vainqueur, marchait fièrement à son troisième combat ; l’autre [idest le dernier Curiace] s’y traînait, épuisé par sa blessure, épuisé par sa course ; déjà vaincu pour avoir vu tomber ses frères, il s’offre aux coups du vainqueur. Ce ne fut pas un combat. Le Romain s’écrie avec transport : “J’ai donné deux victimes aux mânes de mes frères ; la troisième, c’est à l’objet de cette guerre, à la suprématie de Rome sur Albe que je vais la donner“ ». Rome avait vaincu et c’était une explosion de joie, surtout que la situation avait été presque désespérée.

Au chap. XXVI nous voyons le vainqueur qui marche étalant son triple butin, et voilà que, au milieu des cris de joie et d’allégresse, sa sœur, la jeune fille fiancée à l’un de deux frères « en reconnaissant sur ses épaules le manteau de guerre qu’elle avait fait elle-même pour son fiancé, dénoue ses cheveux et, toute en larmes, répète le nom de son fiancé mort » (XXVI, 2). Nous voudrions savoir si ce fiancé mort est le dernier Curiace dont Tite-live nous a décrit la mort, mais l’historien ne le précise pas. Mais voilà la suite : « L’orgueilleux jeune homme [idest le frère d’Horatia] est transporté de colère par ces lamentations d’une sœur au milieu de sa victoire à lui et des transports de la foule. Il tire son épée et en perce la jeune fille tout en l’accablant de reproches : “Va-t’en avec ton amour scandaleux !, disait-il, va rejoindre ton fiancé, toi qui oublies tes frères, les morts et le vivant, toi qui oublies ta patrie ! Ainsi meure toute Romaine qui pleurera un ennemi” (Sic eat quaecumque Romana lugebit hostem) ». Le peuple et les Pères assistaient horrifiés mais sans réaction (« L’horreur de son acte n’échappa point aux Pères et au peuple, mais son récent exploit couvrait sa faute »). Le jeune Romain fut néanmoins traduit devant le roi, qui ne voulant pas prendre la responsabilité d’une condamnation et d’une exécution si impopulaire, le fait juger par les duumivirs (deux juges nommés par le roi) pour crime d’Etat (perduellio « crime de haute trahison », c’est un crime qui contamine toute la communauté et fait donc figure de trahison envers l’état duellum = bellum « guerre » et perduellis = hostis « ennemi »). L’accusation était gravissime et en cas de culpabilité déclarée, le châtiment était la peine capitale. A ce moment le père d’Horatia et du jeune homme intervient, bien évidemment sans aucune intention de punir le coupable. Ce fut en effet l’intervention de ce père qui sauve le frère meurtrier. Ce paterfamilias déclare solennellement que « le meurtre de sa fille était juste, sans quoi il aurait usé de son droit de père (patrio iure) pour châtier son fils » (il faisait naturellement allusion à la uitae necisque potestas, le droit de vie et de mort que le père avait sur ces enfants, garçons et filles). Puis il fait l’éloge de l’héroïsme de son garçon et se laisse aller aux larmes demandant qu’on lui laisse le seul enfant qui encore lui restait (selon les règles du discours judiciaire). Tite-Live conclut son récit expliquant que malgré tout une expiation quelconque était nécessaire, et, après des sacrifices expiatoires, le père « plaça une poutre en travers de la rue et fit passer son fils la tête voilée sous cette sorte de joug. Cette poutre existe encore et est toujours restaurée par l’État. On l’appelle la Poutre de la sœur ». On a remarqué que la poutre ainsi placée forme une limite, une « porte » de caractère magique ou religieux : en la franchissant Horace « laisse derrière lui » pour toujours la souillure qu’il a contractée (G. Dumézil, Horace et les Curiaces, Paris, 1942).

Toujours est-il que les premiers mots de ce père expriment d’emblée l‘idée que sa fille était coupable, alors que la réaction meurtrière du frère était légitime. Coupable donc aux yeux et de son frère et de son père : coupable d’avoir aimé et pleuré l’homme auquel son père même auparavant l’avais promise. A partir du moment où cet homme était devenu un ennemi de la patrie, elle aurait dû l’effacer de son cœur, aurait dû oublier cette relation amoureuse devenue tout à coup inconvenante. Tout comme il avait été inconvenant de manifester publiquement sa douleur, dans le silence de ses larmes (Horatia ne prononce que le nom de son fiancé qu’on vient de tuer). Les femmes romaines devaient le savoir et en tirer les conséquences.

  1. Virginie, la fille

Virginie était jolie, elle était décidemment trop jolie (on pense à l’élément tragique utilisé dans plusieurs tragédies : « la beauté est cause de malheur », Tite-Live le laisse comprendre, chap. 48, 7, infelicem formam « la fatale beauté de la victime »). Elle était si jolie que le décemvir Appius Claudius « s’éprit d’elle, une jeune plébéienne dont il voulut faire sa maîtresse ». [Les décemvirs sont les « dix magistrats à pouvoir consulaire chargés de la rédaction de lois », decemuiri consulari imperio legibus scribundis, au pouvoir à Rome en 451 et 450 av. J.-C. Douze lois fondamentales, gravées sur des plaques (tables) de bronze, et appelées pour cette raison « lois des XII tables », vont constituer la base de tout le droit romain : fons omnis publici priuatique iuris, Tite-Live, III, 34, 6, « la source de tout droit public et privé » (privé plus que public en fait). Les décemvirs avaient donc pleins pouvoirs pour rédiger une constitution et un code juridique, mais leur œuvre n’étant pas achevée en 451, l’an suivant fut élu un deuxième Décemvirat dans lequel figuraient aussi des plébéiens. Autant les premiers s’étaient montrés intègres, autant les deuxièmes furent iniques. Ils tentèrent d’ailleurs de se perpétuer au pouvoir en 449. Contre eux la plèbe dut recourir à une nouvelle sécession sur l’Aventin et une révolution les chassa. Notre personnage est au cœur de ces faits ; aristocratique par naissance, il cherchait la faveur de la plèbe mais sa politique de « dictateur » suscita une vive opposition, comme on vient de le dire. Tout ceci fit naître la légende de sa tyrannie qui, embellie de détails tirés des actions des Claudii successifs, finit par obscurcir son œuvre et son souvenir historique. Le récit de Tite-Live d’ailleurs confirme ceci].

Notre personnage tyrannique cherche d’abord de la séduire par des présents et par des promesses, mais la fillette résiste, défendue par sa pudeur (elle était d’ailleurs fiancée à Icilius, ancien tribun de la plèbe, et le tribunat de la plèbe était précisément l’institution que le dictateur voulait supprimer). A force de se voir refusé de manière méprisante, le voilà qu’il ourdit une ruse. Profitant de l’absence du père, absence « qui lui semblait laisser le champ libre à l’injustice » (54, 5), Appius Claudius charge un de ses clients, Marcus Claudius, d’affirmer que Virginie était son esclave, qu’elle était née d’une de ses esclaves et qu’il avait le droit de la reconduire chez lui. C’est que la personne chargée de juger si cette affirmation correspondait ou non à la vérité, était bien évidemment Appius Claudius lui-même, ce qui assurait le résultat de la ruse : après avoir déclaré que Virginie était l’esclave de Marcus Claudius, Appius pouvait l’emprunter à son client. Le peuple, solidaire et indigné, prit parti pour la jeune fille, pour son fiancé plébéien et pour son père qui entre-temps était revenu à Rome. Le procès de Virginie occupe quatre chapitres du livre IV de l’Histoire de Tite-Live et de nombreuses études ont été consacrées à ce récit. Pour arriver à la conclusion de l’histoire, le tyran Appius, dit Tite-Live « se prononça pour l’esclavage », sentence qui « paralysa la foule qui ne pouvait croire à une telle monstruosité » (chap.47, 5-6). Mais notre tyran n’avait pas bien considéré les ressources de l’amour paternel : c’est le moment de Virginius maintenant de mettre en place une machination (chap. 48, mort de Virginie). Il tire à l’écart sa fille et la nourrice de celle-ci près du temple de Cloacine (localisation archéologique, voire symbolique. Les « boutiques neuves » non loin du Comitium où devait siéger Appius, bordaient le forum au nord, très près de la chapelle de Vénus Cloacine, qui présidait à la chasteté des mariages) ; n’ayant plus aucune chance de reprendre sa fille, Virginius la sauve à sa manière : « Ma fille, dit-il, je n’ai pas d’autre moyen de te rendre la liberté » et la frappe au cœur ; puis, se tournant vers le décemvir : « Appius, dit-il, par ce sang, malédiction sur toi et sur ta tête » [La malédiction oriente la malfaisance que les anciens attribuaient aux “âmes” de tous ceux qui périssaient de mort violente, contre nature ou prématurée ; sur ce point on peut comparer le suicide de Lucrèce, même si à propos de cette dernière Tite-Live s’en rend moins nettement compte].

Or, le fond du récit se rattache nettement à un thème d’origine peut-être poétique, de diffusion hellénistique ; la passion amoureuse génératrice de vastes mouvements sociaux et historiques (enlèvement d’Hélène à l’origine de la guerre de Troie, Didon et Lavinia dans les légendes romaines, ainsi que Lucrèce et la jeune fille d’Ardée, même si ce dernier récit, nous l’avons vu, est un peu différent). Je n’aborde pas la question juridique de l’épisode qui a une valeur très nette d’exemplum juridique (la question est trop complexe). J’insisterai sur le fait que l’histoire dramatique de Virginie est mise au centre d’un fait politique d’une très grande importance, la chute des décemvirs (chap. 49, 1 : « La foule se soulève, moitié à cause de l’horreur du crime, moitié dans l’espoir de recouvrer sa liberté », per spem repetendae libertatis). Tite-Live est conscient du fait que l’héroïsme féminin (un héroïsme toujours très masculinisé et par là apprécié des Romains), explique (à sa manière légendaire) de grands mouvements et changements politique, cf. chap. 44, 1 : « Alors survint à Rome un autre crime, un crime passionnel, qui eut des conséquences terribles, de même que jadis le viol et le suicide de Lucrèce avaient amené l’exil et la chute des Tarquins. Ainsi, non seulement les décemvirs finirent comme les rois, mais la cause même de leur chute fut identique ». Lucrèce et Virginie, deux histoires exemplaires qui confirment ce que d’autres anecdotes figurant dans les sources historiques nous disent : pour les femmes romaines la pudicitia vaut plus que la vie et, à deux reprises au moins, le sacrifice des femmes rend aux hommes la liberté, à savoir la seule valeur qui mérite chez les mâles le sacrifice de la vie (cf. Caton d’Utique). Mais, pour revenir à notre point de vue, dans la longue histoire que Tite-Live nous raconte de Virginie, nous ne pouvons pas manquer de remarquer que le personnage « protagoniste » ne parle jamais, elle ne dit pas un mot, alors que le récit tout entier est construit de manière dramatique, à savoir sur des échanges de répliques (comme une pièce théâtrale). Ce que Virginie pense et ressent, elle ne le dit pas, ni son historien croit utile de l’expliquer. Ce que Virginie souhaite, ou ce qu’elle ne peut que souhaiter, est qu’une mort pitoyable la libère du déshonneur. Virginie, dont le devoir était de se taire, ne proféra mot et pour cela elle fut récompensée : sa mort, tout comme celle de Lucrèce, changea le cours de l’histoire de Rome.

3) Les règles juridiques

Le modèle proposé aux femmes romaines, tel qu’il apparaît de ces récits exemplaires, est très clair. Ce qu’il faudrait établir est si et jusqu’à quel point les femmes s’y conformaient. Or, les sources historiques (ou autres) contemporaines, donc d’époque archaïque ne sont ni nombreuses ni d’interprétation facile ; en dépit de cela, nous pouvons penser que, au cours des premiers siècles d’existence de la république romaine, la femme s’adaptait à ce modèle. Et la raison principale semble se trouver dans un système juridique très structuré qui, au-delà de l’effective obéissance de la part de la population, exerçait malgré tout une forte influence ; quant aux femmes cette influence juridique (et par conséquent dans les habitudes morales) avait la véritable fonction de conditionner les comportements. Que ce soit par leur conviction ou par nécessité – difficile de dire quelle était la raison principale –, les femmes romaines d’époque archaïque tendaient à respecter les règles juridiques. Ces règles, incontestablement, les rendaient soumises pendant toute leur vie au pouvoir et au contrôle d’un homme : d’abord leur père, puis leur mari et, faute de ces deux personnages, d’un tuteur.

  1. Etre fille

Nous avons vu que la patria potestas comportait le droit de vie et de mort du père sur les individus formant la famille ; les histoires, certes légendaires de Virginie et d’Horatia l’ont montré. Or, si nous passons aux sources relatant des faits moins légendaires, nous trouvons d’autres confirmations, même si, il faut le dire, ces sources ne sont pas nombreuses. Nous trouvons deux cas chez Valère-Maxime cependant intéressants ; ce sont les histoires de deux pères qui découvrent que leur fille avait commis la plus grave de fautes pour une femme, à savoir perdre leur virginité. Après avoir raconté, lui aussi les histoires de Lucrèce et de Virginie, Valère-Maxime nous parle du chevalier romain Pontius Aufidianus et d’un personnage nommé Atilius Philiscus, dont les filles avaient commis un stuprum. Ce terme en latin ne signifie pas seulement « viol », comme c’est le cas de son dérivé en certaines langues romanes, l’italien « stupro » par ex. (stuprum inferre « violer une femme »). Sa signification est plus large : « déshonneur », puis « attentat à la pudeur », puis, en général « relations coupables ». D’une manière générale ce mot signifie « adultère » et, d’après les textes juridiques « relations sexuelles avec une femme non mariée (jeune fille, veuve) ou avec un jeune garçon » (Digesta Iustiniani, le Digeste publié sous Justinien en 533). Il s’agissait donc d’une relation sexuelle ou de la part d’une femme mariée en dehors du mariage (adultère) ou d’une femme nubile (jeune fille ou veuve) et la notion de violence, dans ce cas, était absente, la femme étant dans ce cas consentante. Valère-Maxime nous dit que Atilius Philiscus tua sa fille pour s’être souillée par un commerce criminel et que Pontius Aufidianus fit la même chose quand il apprit que sa fille avait été violée par son esclave pédagogue. Dans ce dernier cas la fille était innocente, et le père, malgré cela, dit Valère-Maxime, « ne se contenta pas de punir du dernier supplice l’esclave criminel, il fit périr encore sa fille. Ainsi, pour n’avoir pas à célébrer un mariage déshonorant, il fit des funérailles prématurées ».

Deux cas, effectivement, c’est peu : devons-nous penser que, sauf quelques rares exceptions, les filles romaines étaient très chastes ? ou bien, ce qui est plus probable, faut-il croire que les pères tendaient à éviter l’application de leur droit de vie et de mort ? La question du ius uitae necisque est controversée, même si nous ne devons probablement pas nous imaginer des patres familias d’une cruauté imperturbable toujours prêts à supprimer leur progéniture.

Cependant les histoires racontées par Valère-Maxime sont assez particulières pour suggérer une troisième explication. Le meurtre de la fille de Pontius Aufidianus, nous l’avons vu, avait une particularité, que la victime était innocente, deux fois victime innocente, d’abord des abus de l’esclave pédagogue, puis de la rigueur de son père. Quant à la fille d’Atilius Philiscus, Valère-Maxime insiste à dire que ce père était indigne d’une telle sévérité parce que lui-même, quand il était puer (ce terme indique un garçon de moins de 14 ans) « avait dû prostituer son enfance au profit d’un maître », et il n’avait donc pas le droit de « montrer ensuite comme père tant de rigueur : il tua en effet sa fille pour s’être souillée par un commerce criminel. En quelle vénération faut-il donc penser que fut la pudeur dans une république où nous voyons même des gens qui avaient trafiqué de la débauche se faire avec tant de sévérité les gardiens de cette vertu ? ». Notre impression est que Valère-Maxime rapporte ces faits parce qu’ils lui semblent quelque peu exceptionnels ; on serait tenté de croire que les sources ne se souciaient pas d’enregistrer de manière systématique tous les cas d’application de ce droit, cas qui étaient pour ainsi dire d’administration ordinaire. Dans ces deux faits divers ce qui frappe est l’idée plus ou moins explicite selon laquelle l’exercice de la justice paternelle pouvait en l’occurrence susciter quelques perplexités et même de la désapprobation. Cette considération pourrait nous faire comprendre la raison pour laquelle les cas de justice familiale per stuprum évoqués par les sources sont tout compte fait peu nombreux.

[Extraits de Valère-Maxime, Fact. et dict. mem. :

2. Ainsi Lucrèce ne put, après une telle injure, supporter la vie. Virginius, plébéien par la naissance, mais patricien par les sentiments, pour ne pas laisser sur sa famille la souillure du déshonneur, n'hésita pas à sacrifier son propre sang. Voyant que le décemvir Appius Claudius, fort de toute la puissance que lui donnait sa dignité, cherchait par tous les moyens à déshonorer sa fille, il amena celle-ci sur le forum et la tua : il aima mieux se faire le meurtrier de sa fille encore pure que de rester le père d'une fille déshonorée. (An de R. 304.)

3. Il y eut la même force de caractère chez le chevalier romain Pontius Aufidianus. Informé que le gouverneur de ses enfants avait livré l'honneur de sa fille à Fannius Saturninus, il ne se contenta pas de punir du dernier supplice l’esclave criminel, il fit périr encore sa fille. Ainsi, pour n'avoir pas à célébrer un mariage déshonorant, il fit des funérailles prématurées.]

b) Etre épouse

D’ordinaire la fillette romaine était donnée comme épouse à un homme dès la première puberté (lorsque Tite-Live nous dit que Virginie était adulta « déjà grande », nous devons comprendre qu’elle devait avoir au moins 12 ans, mais Denys d’Halicarnasse lui donne 15 ans ; les médecins de l’Antiquité disaient que les filles sont pubères vers 14 ans, mais ils pensaient avec raison qu’on peut agir sur l’âge de la puberté féminine, notamment par la pratique régulière du sport : des études récentes ont montré que cette pratique retarde la puberté jusqu’à trois ans. Toujours est-il que les mariages précoces, souvent pré pubertaires, sont témoignés par les textes et les inscriptions, et ont eu certainement des conséquences néfastes sur la santé et la survie de ces femmes). Naturellement c’était le père qui choisissait son gendre, auquel il pouvait soustraire sa fille dans n’importe quel moment, s’il décidait que pour des raisons de convenance familiale elle devait passer à un autre homme. Mais voyons d’abord quelles étaient les conséquences juridiques, pour ces filles, dérivant de leur mariage.

Mariage et manus. Le pouvoir auquel les épouses étaient sujettes était dit manus ; ce terme, qui signifie aussi « main », a le sens en droit de « pouvoir, puissance », c’est pourquoi Tite-Live dit, 34, 2, 11 maiores nostri feminas uoluerunt in manu esse parentium, fratrum, uirorum « nos ancêtres ont voulu mettre les femmes sous la dépendance des pères, des frères, des maris ». Manus signifie aussi « puissance paternelle », et plus en particulier « puissance du mari sur l’épouse [acquise par un procédé distinct du mariage] ». Le mari avait ce pouvoir seulement s’il était paterfamilias, à savoir (dit de la manière la plus simple) s’il n’avait aucun ascendant mâle vivant. Si le mari était filiusfamilias (ce qui n’était lié ni à son âge ni au fait qu’il pouvait être lui-même père, car à Rome la patria potestas durait tant que le paterfamilias était vivant), l’épouse était soumise à la manus de son beau-père. Et ce pouvoir, tout en étant moins large que celui du père, la patria potestas, était également très lourd et dans certains cas il permettait au titulaire de ce pouvoir de tuer la femme qui en était soumise. La différence entre les deux pouvoirs consistait essentiellement en ceci : le père pouvait tuer sa fille si et quand il décidait de le faire, alors que le mari, ou le paterfamilias de ce dernier, pouvaient le faire seulement dans les cas consentis par la loi (et on verra quels sont ces cas).

Mais pour comprendre exactement la nature de la manus il faut analyser les actes et les faits qui sont à l’origine de la manus, notamment la coemptio (propr. « achat réciproque ou commun, coemption », puis, d’après Gaius, jurisconsulte latin du temps d’Hadrien et de Marc Aurèle, donc 2e s. ap. J.-C., « procédé rituel d’acquisition de la manus sur l’épouse ») et l’usus (mot latin dont le premier sens est « action de se servir, usage, emploi »). Cette analyse nous demande au préalable de faire une allusion rapide aux plus anciennes formes citadines de célébration du mariage et, plus particulièrement, au rite dénommé confarreatio (« confarréation », une des formes d’acquisition de la manus [puissance du mari] sur l’épouse).

Réservée aux patriciens la confarreatio était un rite religieux très solennel qui tirait son nom du panis farreus, une espèce de fougasse de blé (farreus) que les époux partageaient comme symbole de leur future vie ensemble. Plus précisément il s’agit d’un rite solennel dédie à Jupiter Farreus, célébré devant le Pontifex Maximus (le grand pontife qui a la direction du collège des pontifes et qui va devenir le haut responsable de la religion romaine), du Flamen Dialis (prêtre de Jupiter) et de dix témoins. Ces derniers devaient être tous citoyens romains, mâles, pubères et nés de mariages célébrés avec le rite de la confarreatio. Cette cérémonie comprenait une série de gestes rituels, comme la dexterarum iunctio (l’union de la main droite des époux), le sacrifice d’une brebis dont la peau (pellis lanata) était utilisée pour couvrir le siège sur lequel étaient assis les époux pendant le rite ; les époux devaient aussi accomplir trois tours autour de l’autel se dirigeant vers la droite (dexteratio) et la tête de l’épouse devait être couverte d’un voile rouge orange (flammeum « voile de jeunes mariées »). D’autres rites étaient probablement liés à la confarreatio, tel le geste de l’époux qui devait séparer les cheveux de la nouvelle mariée avec la caelibaris hasta [c’est le nom de la baguette recourbée qui sert à boucler la chevelure de la mariée, et si cette baguette était le symbole du pouvoir marital c’est parce que dans le droit nuptial une métaphore militaire et politique s’était introduite, à savoir que la hasta (bâton) est la plus haute expression des armes et du pouvoir » (ainsi Festus, grammairien actif vers la fin du 2e siècle de notre ère)]. Finalement, il semble bien qu’on doive reconduire au rite de la confarreatio la phrase célèbre Ubi tu Gaius ego Gaia (« Puisque tu es Gaius, je suis Gaia »), formule qui devait marquer le passage de l’épouse dans la famille de l’époux.

Nous voici donc au point important : la confarreatio, en même temps qu’elle constituait un lien matrimonial, opérait aussi un transfert de pouvoirs personnels, puisque l’épouse était placée sous la manus de l’époux et du paterfamilias de ce dernier. En d’autres termes, on parvenait dans le même temps à deux effets juridiques différents : la confarreatio établissait le lien matrimonial entre les époux et transférait la mariée dans la famille de son mari. Dans un premier temps, en effet, le droit romain ne concevait pas un mariage qui ne comportât pas ce passage.

Mais la confarreatio tomba vite en désuétude, restant habituelle seulement pour le mariage du Flamen Dialis, le prêtre suprême de Jupiter. A ce moment-là, le début du mariage compris comme rapport personnel entre les conjoints, continua d’être accompagné de rites nuptiaux qui, à la différence de la confarreatio, ne transféraient pas la femme dans la famille du mari. Mais, puisque ce passage semblait lié de façon étroite à l’institution du mariage, on eut recours à d’autres ressources juridiques susceptibles de produire ces effets : il s’agit de la coemptio et de l’usus.

Nous voici au point qui nous intéresse davantage, à savoir que la nature de la coemptio et de l’usus manifeste de manière très claire la conception de transaction patrimoniale que les Romains d’époque archaïque avaient du mariage.

La coemptio était une application de la mancipatio (« mancipation », procédé formaliste d’aliénation d’une chose, vente, donation, remise en gage, ou du droit sur une personne pour la placer sous la puissance d’autrui ou pour l’émanciper ; la mancipatio familiae, nous dit Gaius, était la mancipation du patrimoine, forme primitive de testament). C’était donc la procédure anciennement mise en place pour acheter les biens de plus grande importance, comme les esclaves, les animaux domestiques et les terres situées sur le sol italique. A l’origine la coemptio était probablement un mariage par achat qui était peut-être (il ne s’agit que d’une hypothèse) en vigueur chez les plébéiens à qui la confarreatio n’était pas permise. D’ailleurs, cette notion de « mariage = achat » reste vitale pendant des siècles pour le moins dans la perception sociale ; au 2e siècle de notre ère Gaius, qui énumère les différentes manière de l’achat de la manus écrit que par la coemptio le mari achète sa femme (emit mulierem). Tout ceci nous permet de dire que la conception archaïque du rapport matrimonial se fondait sur ce qui est sous-entendu dans la coemptio : il s’agissait de l’achat d’une femme nubile (idest dont les conditions permettaient le mariage) de la part d’un groupe familial, il s’agissait donc d’une question fondamentalement patrimoniale.

Les caractéristiques de l’usus, troisième et dernier mode d’achat de la manus ne font que confirmer ces réflexions. Dans le monde romain, tout comme aujourd’hui d’ailleurs, l’une des manière qui permettaient d’acheter la propriété d’une chose était l’usucapion (« prescription acquisitive », c’est-à-dire mode d’acquisition de la propriété et des autres droits réels par une possession non interrompue, 30 ans). La possession et l’usage de manière ininterrompue d’un bien pendant une certaine période donnait droit à la possession réelle. A Rome les XII Tables avaient établi que cette période était fixée à un an pour les bien mobiles (personnes, animaux) et à deux ans pour les biens immobiles. Or, l’usus n’était rien d’autre qu’une forme d’usucapion ; après une année de vie commune, si les noces n’avaient pas été célébrées par la confarreatio, ni par la coemptio, si aucun vice de forme n’avait été remarqué pendant cette année, le mari (s’il était sui iuris, mais s’il était alieni iuris c’était son paterfamilias), acquerrait par usucapion la manus sur son épouse.

Il est évident qu’un pouvoir acheté dans ces formes ne pouvait qu’être très fort et, comme on y a fait allusion, dans certains cas ce pouvoir comprenait le droit de vie et de mort. Une loi que la tradition attribue à Romulus a précisé quels sont les cas dans lesquels le mari avait le droit d’exécuter sa femme. Voyons quelques exemples.

– Condamner à mort une épouse : la femme adultère et celle qui boit du vin

« Le mari, dit une loi attestée par Denys d’Halicarnasse (auteur grec qui composa l’ouvrage Antiquités romaines, vers la fin du 1er siècle av. J.-C.), jugeait son épouse de concert avec les parents dans deux cas précis : si elle avait commis un adultère ou si elle avait bu du vin. Dans les deux cas, continue Denys, Romulus avait accordé le droit de punir la femme jugée coupable par la mort.

Une première remarque s’impose : pour pouvoir émettre une sentence capitale contre sa femme, le mari devait juger en accord avec les parents, vraisemblablement avec les parents de l’épouse, auxquels la loi accordait le droit de vérifier que le mari n’abusait pas de son pouvoir. Et parmi ces abus il y avait en premier lieu le fait qu’il pouvait essayer de la condamner pour des « crimes » autres que ceux prévus par la loi ; or, les seuls crimes que le mari pouvait punir étaient, on vient de le voir, l’adultère et le fait d’avoir bu du vin.

En ce qui concerne l’adultère, le fait que ce type de comportement fût susceptible d’être puni par la peine de mort, ne peut pas nous surprendre : il s’agissait de la faute la plus grave pour une femme romaine. Et cela était vrai non seulement à l’époque archaïque et légendaire de Romulus, mais aussi, bien des siècles plus tard, à l’époque de Caton, qui après la 2e guerre punique, écrivait : « Si tu prenais ta femme en flagrant délit d’adultère, tu la tuerais impunément sans jugement. Mais elle-même, si tu la débauchais ou si tu la trompais, elle n’oserait te toucher du doigt, et elle n’en a pas le droit ». On peut dire donc que l’obligation de la fidélité conjugale n’existait à Rome qu’à charge de la femme, et que c’est avec une certaine satisfaction que les juristes rappellent la différence fondamentale entre la condition féminine et celle des hommes.

Le second interdit est sous certains aspects plus intéressant : pourquoi si une femme buvait du vin elle pouvait être condamnée à mort ? D’après certains, c’est parce que les Anciens croyaient que le vin avait des conséquences abortives et effectivement les médecins (surtout gynécologues) nous ont transmis des recettes abortives qui se préparent avec des ingrédients parmi lesquels on trouve le vin. Mais la peine prévu pour avortement volontaire était la répudiation ; Plutarque, dans ses Questions romaines, nous dit que l’époux pouvait répudier sa femme coupable de « empoisonnement de la progéniture », et naturellement ce châtiment avait lieu si la femme avait absorbé des substances abortives à l’insu de son mari ; [l’époux, pour sa part, avait le droit d’imposer l’avortement à sa femme, ce droit faisant partie de ses pouvoirs maritaux. Une fois de plus la loi insiste sur les différences entre la condition féminine et celle des hommes]. Ce n’est donc pas la bonne explication.

On a supposé aussi que d’après les Romains le vin contenait une sorte de « principe de vie », et que la femme qui buvait du vin recevait en elle un « principe de vie » autre que celui de son mari ; boire du vin serait donc l’équivalent de l’adultère. Une autre hypothèse proposée est que les Romains auraient cru que le vin, ou plutôt le temetum, le vin pur destiné aux sacrifices, aurait donné la capacité de prévoir l’avenir et les femmes n’avaient pas le droit de se livrer à la divination, surtout qu’elles n’avaient pas droit de parole. Toujours est-il que la loi parle du vin en général, sans aucune allusion au vin utilisé dans les sacrifices.

L’explication la plus convaincante est celle que les Romains eux-mêmes donnaient : en buvant du vin les femmes pouvaient perdre le contrôle, commettre un adultère et, plus en général, se comporter de manière inconvenante. « La femme qui aime le vin, dit Valère-Maxime, ferme la porte à la vertu et l’ouvre aux vices ».

Mais une chose est certaine : de quelque manière qu’on l’interprète, la règle a dans la substance le même sens : c’est l’expression du désir de contrôler la population féminine, de lui imposer une retenue qui, avec les autres vertus typiques de la matrone, prévoyait aussi le devoir fondamental du silence.

Nous voici parvenus au même problème : est-ce que cette règle était appliquée avec la même rigueur avec laquelle on la formulait, ou bien, dans la réalité de tous les jours, on usait d’une certaine indulgence ? Voyons donc une anecdote racontée par Valère-Maxime, où nous allons trouver des indices intéressants. Il nous parle de la sévérité d’un certain Egnatius Mécénius qui tua à coups de bâton sa femme qui avait bu du vin ; « ce meurtre, dit Valère Maxime, ne donna lieu à aucune accusation ; il n’y eut même personne pour le blâmer. » Pourquoi enregistrer ce cas et parler de « meurtre » ? Est-ce que, en réalité, la loi n’était pas appliquée au point qu’on pouvait parler de « meurtre » en cas d’application ? Valère-Maxime ajoute que « il n’y eut même personne pour le blâmer. Chacun pensait qu’elle avait justement expié par une punition exemplaire un manquement aux règles de la sobriété », vu qu’« il est vrai que toute femme qui aime à l’excès l’usage du vin, ferme son cœur à toutes les vertus et l’ouvre à tous les vices ». Cette phrase peut nous aider à comprendre une ancienne habitude que les Romains qualifiaient de ius osculi « droit d’imprimer un baiser » : seuls les parents les plus proches de la femme avaient donc ce droit, naturellement nié aux autres personnes, et pouvaient la saluer en l’embrassant sur la bouche. Ce ius osculi est normalement interprété comme une manifestation affective entre hommes et femmes à l’intérieur de la famille qui n’était pas permise à l’extérieur. Mais la vraie raison est tout autre et sur ce point les sources sont explicites : c’était le droit accordé aux mâles de la famille de vérifier que la femme n’avait pas bu ; cela nous fait comprendre aussi pourquoi dans cette espèce de « tribunal familial » le mari devait se joindre aux parents proches de l’épouse avant de prononcer la condamnation à la peine capitale, puisque grâce au ius osculi ils pouvaient vérifier la réalité du crime. Vraisemblablement la peine capitale dans ces circonstances n’était pas une pure menace mais une réalité. Pourquoi alors Valère-Maxime rapporte le cas d’Egnatius et qualifie son geste de meurtre ? Ce n’était pas un acte condamné par la société, au contraire, « il n’y eut même personne pour le blâmer ». L’erreur d’Egnatius fut plutôt une faute de procédure concernant les modalités de l’exécution ; les femmes coupables de ce crime étaient condamnées à mourir pour inanition (« par défaut de nourriture ») dans la prison domestique, alors que l’époux cruel de notre récit tua sa femme à coups de bâton. Voilà pourquoi son geste suscita des perplexités au point que son cas fut soumis à Romulus qui décida que l’accusé n’avait à subir aucune sanction. S’il avait commis une erreur dans la forme, dans la substance il avait exercé son droit.

Texte de Valère-Maxime :

Valère-Maxime, Fact. et dict. mem.,VI, 3, 9

9. C’est un grand crime qui avait poussé à la répression la sévérité de ces hommes. Celle d’Egnatius Mécénius fut excitée par un motif bien moins grave : il fit en effet mourir son épouse sous les coups de bâton pour avoir bu du vin. Ce meurtre ne donna lieu à aucune accusation ; il n’y eut même personne pour le blâmer. Chacun pensait qu’elle avait justement expié par une punition exemplaire un manquement aux règles de la sobriété. Il est vrai que toute femme qui aime à l’excès l’usage du vin, ferme son cœur à toutes les vertus et l’ouvre à tous les vices.

Annexe : la question des langues indoeuropéennes

Les familles linguistiques

Les différences qui se produisent dans l’espace et dans le temps peuvent devenir si remarquables qu’en certains moments on peut parler de « langues différentes ». Le problème est très clair dans le cadre des langues pour lesquelles nous possédons une large documentation, c’est le cas des langues romanes qui dérivent toutes du latin (italien, français, espagnol, catalan, portugais, roumain, provençal, le rhéto-roman ou ladino [trois groupes dialectaux de la zone alpine centro-orientale, vers les Dolomites ; on peut ajouter le sarde et le dalmate, dialecte parlé sur la côte adriatique de l’ex Yougoslavie]). Or, toutes ces langues romanes remontent à une seule et même langue, le latin vulgaire (ou parlé) qui est bien documentée, malgré certaines difficultés de méthode. Pour d’autres langues (ou familles de langues) l’analyse est plus compliquée et nous devons nous contenter de reconstruire par induction une espèce de « proto-langue » ou langue commune. Ainsi les ressemblances de structure qu’offrent entre elles les langues scandinaves (danois, suédois, norvégien, islandais), l’anglais, le flammand-hollandais, l’allemand, le gothique (branche disparue de cette famille linguistique) supposent qu’à un moment difficile à préciser, peu de siècles avant l’ère chrétienne, il y a eu une langue germanique commune, dont il ne subsiste aucun monument ; pareillement, les langues slaves contemporaines, divisées en trois groupes (groupe oriental, langues russes, groupe occidental, polonais et langues tchèques, méridional, langues slovène, croate et bulgare) remontent à un « protoslave » non documenté.

L’exemple le plus remarquable de reconstruction d’une famille linguistique est celui de la famille indoeuropéenne. Déjà le voyageur florentin Filippo Sassetti s’était aperçu au 16e siècle de la ressemblance de certaines paroles du sanskrit, notamment pour ce qui est des numéraux, avec les termes correspondants italiens. Entre la fin du 18e siècle et les premières décennies du 19e siècle les comparaisons se précisent jusqu’au jour où Franz Bopp compare la conjugaison du sanskrit avec celles du grec, latin, persan, perse et langues germaniques et fonde en 1816 la linguistique comparative (et aussi une nouvelle science, à savoir la grammaire comparée). Appartient à la famille indo-européenne un groupe très vaste de langues où l’on observe des formes semblables, d’autant plus semblables que les formes considérées dans chaque langue sont plus anciennes. Ces langues sont : en Europe, les langues italiques (osco-ombrie et latin, ancêtre des langues romaines), celtiques (gaulois, brittonique, gaélique, Ecosse et Irlande), les langues germaniques, baltiques (vieux-prussien, lituanien, lette) et slaves (polonais, tchèque, serbo-croate, bulgare, russe), le grec, l’albanais, l’arménien ; en Asie, les langues de l’Inde (védique et sanskrit classique) et de l’Iran (vieux-perse, persa, afghan,…), ainsi que le tkharien (langue dont les textes trouvés naguère en Asie centrale ont fourni des spécimens). Il faut y ajouter l’hittite, principale langue anatolienne, connue depuis environ un siècle et dont le caractère indo-européen est aujourd’hui généralement admis. On nomme indo-européen commun la langue dont tout ce vaste groupe représente les transformations.

Ex. le numéral « deux » : lat. duo (it. due, esp., dos…), grec, dyo, anglais two, allemand, zwei, russe dva, breton, daou, sanskrit, dvau, vieux perse, duva, persan moderne, do ; mais, arabe, ithnân, turc, iki, chinois, ni.

A propos de cette langue « les spécialistes sont d’accord pour reconnaître que l’image de l’arbre généalogique est bien loin de reproduire exactement les véritables rapports qui existent entre les langues. Surtout, il faut être prudent à propos d’une relation entre langue et race : la parenté entre les langues indo-européennes est l’objet d’une science, alors que l’existence d’une race indo-européenne ou aryenne n’est rien d’autre qu’un mythe politique » (Bruno Migliorini).

Or, si les linguistes supposent l’existence d’une langue mère, l’indo-européen, on ne sait exactement ni où ni quand a été parlée cette langue (steppes du Sud de la Sibérie ? Turkestan ? Russie ou Pologne ? plusieurs millénaires avant notre ère ?

Grâce aux résultats des recherches archéologiques nous savons cependant que des tribus indo-européennes se déplaçaient lentement, en quête sans doute de terres neuves, ou sous la pression de nouveaux venus, et que certaines d’entre elles s’installèrent, au cours du 2e millénaire, dans des régions fort éloignées les unes des autres, depuis l’Inde jusqu’en Europe occidentale ; il s’agit de peuples incinérants, utilisant des chevaux et des chars, même si après l’an 1000 cette civilisation des champs d’urnes décline peu à peu jusqu’au 8e siècle. Entre 1400 et 1000 avant J.-C., remontant la vallée du Danube, des indo-européens se dirigeaient vers l’Ouest, où ils allaient former les peuplades celtes ; d’autres obliquèrent sur l’Italie où ils se fixèrent sous le nom de Latins (probablement les plus anciens peuples indo-européens parvenus dans la péninsule), Osques et Ombriens ; une autre partie se dirige vers la Sicile (d’où la distinction ancienne entre Sicules et Sicanes, autochtones de Sicile ; ces derniers selon la tradition auraient été refoulés vers la partie sud-occidentale de l’île (région de Géla et d’Agrigente) par les Sicules venus d’Italie au 13e siècle ou au 11e ; pour la plupart des auteurs, les Sicules appartiennent au fonds méditerranéen : leurs coutumes matriarcales sont étrangères aux coutumes des populations indo-européennes. En se sédentarisant ils vont pratiquer désormais l’inhumation. Partout où ils se sont établis les Indo-européens ont imposé leur domination et leur langue. Au fur et à mesure de leurs déplacements, celle-ci a évolué de façon originale dans chaque contrée, en fonction du milieu et des parlers en usage antérieurement. C’est ainsi que le latin n’était primitivement qu’un des dialectes indo-européens de l’Ouest, particulier à la petite province italienne du Latium (à remarquer, l‘étrusque n’est pas une langue indo-européenne).

Les origines de Rome. Les données des études archéologiques nous permettent de distinguer deux périodes dans la fondation de l’Urbs.

La période des cabanes, de 750 à 600 environ avant notre ère. La tradition qui fixe la fondation de Rome à l’an 753 av. J.-C. n’a pas tort et il n’est nullement impossible que ces premiers habitants aient eu des liens avec les Latins d’Albe. Mais il ne s’agit pas de la Rome romuléenne sur le Palatin, tout au plus de simples villages de pasteurs.

La fondation de la Ville n’intervient pas avant les profondes et rapides transformations de 600 à 550 et c’est au Forum qu’elle s’accomplit sur le plan toponomastique (deux axes, nord-sud, le sentier de l’Argilète et son prolongement vers le Palatin, et le sens est-ouest, la voie sacrée elle-même, il s’agit vraisemblablement du cardo (« ligne du nord au sud ») et du decumanus (decimaunus limes « allée qui va du levant au couchant ») de la Rome archaïque.

Il nous faut maintenant parler des travaux de Georges Dumézil, qui apportent une lumière supplémentaire aux données de l’archéologie. Selon lui la légende des origines n’est « historique » qu’en apparence ; les Romains, ne sachant pas comme les Grecs s’exprimer par le mythe, le remplacent par des récits qui couvrent en fait une réalité socio-culturelle exploitable par le savant, d’autant qu’il est possible de la comparer aux éléments fournis par les autres peuples indo-européens. Cette démarche postule évidemment que les Latins sont les héritiers non seulement d’une langue, mais aussi des structures mentales indo-européennes.

Les trois castes fonctionnelles

G. Dumézil croit découvrir derrière la triade divine Jupiter-Mars-Quirinus vénérée dans la religion romaine la plus archaïque trois catégories fonctionnelles que l’on retrouve dans l’Inde védique (le Véda est un ensemble de textes de la religion hindoue, la partie la plus ancienne daterait de 1800 à 1500) : les prêtres, les guerriers et les producteurs. Cette tripartition primitive subsista, quoique estompée, dans de nombreux vestiges et Dumézil pense la retrouver dans diverses formules sacrées et les trois tribus archaïques de Rome (je reviendrai sur ce point). Dumézil pense en outre que les rois antérieurs aux Tarquins ne sont rien d’autre que des mythes reflétant la tripartition primitive des sociétés indo-européennes. Tullus Hostilius incarne la frénésie guerrière de Mars, Titus Tatius est le patron des cultes agraires, quant à Romulus et et à Numa, ils forment un couple divin associant le magicien et le législateur et présidant à la caste sacerdotale comme chez les Indiens, les Germains et les Grecs. Ainsi la personnalité historique des premiers rois se dissout complètement ; des recherches de G.D. il semble donc que l’historien n’ait pas beaucoup à retirer, si ce n’est la forte empreinte laissée sur les Latins par leurs origines indo-européenne, alors que l’archéologie insiste davantage sur leur appartenance au vieux fonds méditerranéen.

Georges Dumézil, né à Paris en 1898 et mort toujours à Paris le 11 octobre 1986, est un comparatiste, philologue et académicien, agrégé d’histoire. Son travail sur les sociétés et les religions indo-européennes, encore aujourd’hui contesté par certains historiens, a ouvert de nouvelles perspectives à de nombreux chercheurs en sciences humaines.

Par l’étude comparative exacte et directe des textes les plus anciens des mythologies et des religions des anciens peuples indo-européens (il maniait une trentaine de langues), il a démontré que beaucoup de ces récits étaient organisés selon des structures narratives semblables et que ces mythes traduisaient une conception de la société organisée selon trois fonctions : la fonction du sacré et de la souveraineté ; la fonction guerrière ; la fonction de production et de reproduction. Cette organisation en trois fonctions se retrouve aussi bien dans la mythologie, dans les récits fondateurs de La Rome antique, que dans des institutions sociales.

À partir des années 1960 et surtout au cours des années 1980, des historiens accusent Dumézil d’affinités avec l’extrême droite et de témoigner d’une certaine sensibilité aux idées nazie. Pour eux, Dumézil est suspect en raison de son thème de prédilection, les Indo-européens. Pourquoi s’intéresser, à un peuple auxquels les tenants de l’idéologie aryenne veulent identifier la « race » germanique ?

Aujourd'hui, en partie grâce aux arguments de Didier Éribon, on sait que Dumézil, vigoureusement opposé à toute forme d’antisémitisme, n’a rien d’un nazi. Par ailleurs, ses études sur les Indo-européens, qui ne laissent rien présager de ses opinions politiques, remontent à une période antérieure à la popularisation de ce thème par les nazis, puisque son premier article sur le sujet date de 1930. Didier Eribon a montré dans cet ouvrage que les détracteurs et accusateurs de Dumézil ne s'étaient pas donné la peine de lire ses livres et plus particulièrement celui qu'ils utilisent pour l'accuser.

Enfin, les adeptes des théories politiques et racistes les plus extrêmes n'ont jamais eu besoin de Dumézil, et ont toujours cherché à récupérer les thèses sur les Indo-européens, et ce depuis les premières découvertes sur ce sujet à la fin du XIXe siècle.

Ouvrage en relation avec le sujet pour étayer les propos de l'analyse. Oeuvre de Danielle Gourevitch et de Marie -Thérèse Raepsaet-Charlier. Une vision antique de la femme romaine

Ouvrage en relation avec le sujet pour étayer les propos de l'analyse. Oeuvre de Danielle Gourevitch et de Marie -Thérèse Raepsaet-Charlier. Une vision antique de la femme romaine

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